Le philosophe Arthur Schopenhauer accordait la plus grande valeur à la réflexion par soi-même. Pour lui, c’était avant tout une vertu intellectuelle : c’est le seul moyen pour nous de sécuriser réellement notre savoir. Mais cela semble aussi avoir eu pour lui une dimension existentielle : si nous perdons la capacité de penser de manière indépendante, nous passons alors à côté d’une opportunité clé de devenir notre moi authentique et originel. Et puis il y a une considération tout à fait pratique : si vous ne parvenez pas à penser par vous-même, comment saurez-vous ce que vous devriez faire, par opposition aux choses qu’on vous dit simplement de faire ?
Pour ces raisons, Schopenhauer était étonnamment critique à l’égard de la valeur de la lecture ; si nous lisons trop, pensa-t-il, nous ne parviendrons pas à penser par nous-mêmes. Sa position sur la lecture est surprenante à plusieurs égards. Tout d’abord, il s’agit d’un conseil paradoxal de la part de quiconque s’exprime par écrit et espère donc, vraisemblablement, être lu. Deuxièmement, Schopenhauer était lui-même extrêmement instruit. Parcourez n’importe quelle page des œuvres de Schopenhauer et vous le trouverez probablement citant des « grands livres » de toutes les traditions – anciennes et modernes, orientales et occidentales. Je viens de l’essayer moi-même et j’ai atterri sur Cicéron.
Le romancier Marcel Proust, qui admirait Schopenhauer et remarquait les mêmes « dangers de l’érudition » que lui, remarqua également à quel point l’approche de Schopenhauer en matière d’apprentissage par le livre offrait une solution exemplaire au problème. Une solution – pas celle de Schopenhauer – aurait été de supprimer son érudition et de faire semblant d’être aussi peu instruit que possible ; le philosophe Ludwig Wittgenstein, par exemple, se targuait d’avoir peu lu de philosophie (bien qu’il ait lui aussi été un fervent lecteur de Schopenhauer). Cependant, Schopenhauer, dit Proust, « nous offre l’image d’un esprit dont la vitalité prend à la légère la lecture la plus énorme… » En d’autres termes, Schopenhauer n’a jamais prétendu être autre chose qu’extrêmement lettré, mais il a toujours été, clairement, sa propre autorité ultime.
Et Proust, dans sa propre lecture de Schopenhauer, est bien sûr lui-même un cas d’étude exemplaire. Outre le fait qu’il a évidemment lu le philosophe très attentivement, il sera évident pour quiconque lit ses romans que Proust, comme Schopenhauer, était profondément livresque – en particulier avec la tendance de ses personnages à produire des citations textuelles de Jean Racine ou de Victor Hugo. Après tout, ce n’est pas pour rien que Proust a consacré un essai entier au thème de la lecture (« sur la lecture » 1906) et au rôle important qu’elle a joué dans son développement intellectuel. C’est là que l’on retrouve ses remarques sur Schopenhauer. Et pourtant, personne ne niera que Proust fut, ou devint, un écrivain et un penseur véritablement original. Alors, outre le fait de donner l’exemple, quels conseils ces deux grands esprits ont-ils donnés pour être très érudits, d’une part, tout en pensant par soi-même, d’autre part ?
Schopenhauer était très clair : « La lecture n’est qu’un simple substitut à sa propre pensée » et, pour cette raison, « l’érudition rend la plupart des gens encore plus stupides et simples qu’ils ne le sont déjà par nature ».
Deux choses principales semblent le préoccuper. La première est une sorte de coût d’opportunité : lorsque vous lisez, vous pourriez penser par vous-même. Mais ce n’est un problème que si le type de réflexion que vous faites pendant que vous lisez – parce que lire est au moins une certaine forme de pensée – est significativement différent et moindre que celui que vous faites lorsque vous ne lisez pas.
Cela nous amène à la deuxième préoccupation, plus profonde, de Schopenhauer : celle de l’originalité. La lecture, pense-t-il, insère dans les nôtres des pensées « étrangères et hétérogènes », qui ne nous appartiennent jamais vraiment. De manière caractéristique, Schopenhauer s’appuie sur une série d’images pour illustrer ce point : la lecture est comme « le sceau de la cire sur laquelle elle appose son empreinte » ; il « nous colle comme un membre artificiel, une fausse dent, un nez en cire ou, au mieux, formé par rhinoplastie à partir de la chair d’autrui » ; celui qui apprend un livre « ressemble à un automate assemblé à partir de matériaux étrangers », tandis que « le penseur indépendant ressemble à un être humain vivant et engendré », parce que « ce qui est acquis par sa propre pensée ressemble au membre naturel. »
Comme le montre clairement l’attaque de Schopenhauer contre la lecture, les principales vertus intellectuelles qui découlent de la réflexion par soi-même, outre l’originalité, incluent l’authenticité et l’appropriation. Nous pouvons le constater dans la tendance de Schopenhauer à considérer l’apprenant du livre comme un composite artificiel d’éléments étrangers, par opposition à l’unité naturelle et organique du penseur indépendant. Penser par soi-même permet également un type particulier de spontanéité, de variété et de réactivité à son environnement : « l’environnement intuitif », dit Schopenhauer, « n’impose pas à l’esprit une pensée spécifique, comme la lecture ; au lieu de cela, il fournit à l’esprit du matériel et l’occasion de penser ce qui est conforme à sa nature et à son humeur actuelle ». Le monde que nous rencontrons en lisant a déjà été organisé selon l’esprit de l’auteur, alors que nos propres expériences directes du monde au sens large exigent que nous lui imposions un certain ordre. Si tout se passe bien, le résultat ultime de la réflexion par soi-même est ce que Schopenhauer appelle « la maturité de la connaissance », un état d’intégration organique totale entre les pensées et les expériences:
une connexion exacte a été établie entre tous ses concepts abstraits et sa perception intuitive, de sorte que chacun de ses concepts repose directement ou indirectement sur une base intuitive et de même qu’il est capable d’inclure toute intuition qui se présente à lui sous son concept correct et approprié.
« Cette maturité, ajoute Schopenhauer, est totalement indépendante du degré de perfection des capacités de chacun. » En d’autres termes, il ne s’agit pas de la puissance de l’intellect, mais de l’organisation de son contenu.
Pour Schopenhauer comme pour Proust, penser, c’est à tout le moins prêter attention ; c’est jeter un œil aux choses par vous-même. Cela évite surtout de mettre un concept étranger entre l’esprit et le monde, sinon les deux ne prendront pas contact.
Bien entendu, Schopenhauer n’a jamais été totalement opposé à la lecture. Certaines parties de ses arguments contre la lecture pourraient même être présentées comme ses vertus plutôt que ses vices : il est important d’être initié à des pensées et des expériences qui, de votre point de vue, vous sont étrangères. Voir le monde tel qu’arrangé par quelqu’un d’autre est précisément ce que recherchent de nombreux lecteurs ; cela attire notre attention sur des choses que nous n’aurions tout simplement pas remarquées autrement. Le véritable argument de Schopenhauer est donc que la lecture est meilleure lorsqu’elle est au moins accompagnée d’une réflexion par soi-même. Il est toujours préférable de lire un peu et bien lire plutôt que de lire beaucoup, mais mal lire.
Il avait même des choses directement positives à dire sur la lecture. Dans un sens, admet-il, il s’agit d’une manière plus pure d’interagir avec l’esprit d’une autre personne : les œuvres d’un écrivain peuvent être « incomparablement plus riches en contenu que son entreprise » parce qu’elles sont « la quintessence d’un esprit… le résultat et le fruit de toutes sa réflexion et ses études ». En expliquant sa propre tendance à citer généreusement les auteurs qu’il avait lus, Schopenhauer se positionne en leur compagnie intellectuelle : « Souvent, j’ai été agréablement surpris par la suite de trouver dans des ouvrages anciens de grands hommes des formulations de propositions que j’avais hésité à présenter au public à cause de leur caractère paradoxal. »
Il souligne que cela ne signifie toujours pas que nous pouvons importer des qualités littéraires admirables dans nos propres écrits simplement en les lisant: par exemple le pouvoir de persuasion, la richesse de l’imagerie, le don de comparaison, l’audace, ou l’amertume, ou la brièveté, ou la grâce, ou facilité d’expression, ni esprit, contrastes surprenants, laconisme, naïveté, etc. Mais ces qualités, si nous les possédons déjà de manière latente et si nous sommes disposés à travailler à les développer, peuvent être éveillées en nous par leur exemple : « la seule façon dont la lecture nous façonne à l’écriture », dit Schopenhauer, est « qu’elle nous enseigne les l’usage que nous pouvons faire de nos propres dons naturels… » De cette manière, la lecture peut faire appel à notre véritable moi littéraire – sans pour autant nous dire exactement quoi penser.
Proust était tout aussi conscient des limites de la lecture que Schopenhauer, mais il pensait aussi que ces mêmes limites pouvaient être productives. Dans sa forme la plus pessimiste, Schopenhauer considère la lecture comme un simple substitut à la réflexion par soi-même, tandis que Proust, en revanche, y voit une incitation à le faire. Le lecteur, selon son expérience, en veut toujours plus ; ils aspirent à voir le reste du monde que le grand écrivain a réussi, avec taquinerie et tact, seulement à exprimer.
L’intuition de Marcel selon laquelle la structure de la réalité reflète des phrases bien conçues est un sujet à méditer pour les philosophes du langage. Pour nous, le point clé est que penser par soi-même ne signifie pas nécessairement garder tout cela dans sa tête. Souvent, en fait, nos pensées originales exigent simplement d’être présentées sous la forme externe appropriée si nous voulons en saisir le contenu. Cela peut prendre la forme d’écriture – peut-être pour Marcel cela devrait-il être le cas – ou autre chose ; cela peut prendre la forme d’une conversation, ou même de formes d’expression non linguistiques telle que les arts visuels ou musicaux.
Comme le montre clairement ce dernier cas, penser par soi-même ne doit pas non plus nécessairement prendre la forme d’une théorie. Penser par soi-même, c’est se libérer de ses certitudes, c’est-à-dire, des pensées « prêtes à porter », une idée qui jamais ne fut mise a l’épreuve de la raison, jamais traversée le crible de la réflexion. On l’a en nous et on la profère parce que la religion, un professeur, un ami, les médias, les réseaux nous l’ont inculqué. La certitude n’est pas une pensée exacte, car c’est quelque chose que l’on a obtenu passivement qui fait partie des influences reçues.
Penser par soi-même c’est prendre du recul, savoir contextualiser l’idée ou l’événement, c’est prétendre répondre au pourquoi de cette idée en nous, les raisons de mon adhésion, ce qu’elle signifie profondément. Penser par soi-même c’est refuser de tout accepter, c’est poser un doute, remettre en question toute idée qui se présente à nous, surtout si on y adhère spontanément!
Rony Akrich