Cette paracha, extraordinairement riche, est remplie de violence !
Nous avons vu la violence évidente et dramatique de la destruction de Sodome et Gomorrhe, la violence naissante de la ligature d’Isaac, je voudrais ici vous parler des diverses formes de violence plus ordinaires contre les femmes.
Dans la description vivante des habitants de Sodome se rassemblant autour de la maison de Loth qui exigeaient les étrangers séjournant avec lui, se trouve la réponse de Loth à moitié enfouie :
« Écoutez! j’ai deux filles qui n’ont pas encore connu d’homme, je vais vous les amener, faites-leur ce que bon vous semblera; mais ces hommes, ne leur faites rien, car enfin ils sont venus s’abriter sous mon toit. » (Bereshit 19,8)
Une exégèse (midrash) ultérieure verra l’offre de Loth comme une preuve de sa corruption par l’inhumanité de Sodome et le décrira comme ayant été châtié (Tanchuma Vayera 12).
Le texte biblique, quant à, lui, n’offre aucun jugement explicite sur son comportement. Le déchaînement des habitants de Sodome mérite la destruction de la ville, mais la volonté de Loth de voir ses filles agressées et violées ne mérite apparemment pas d’être commentée. Étonnant n’est-ce pas !?
Avraham et Sarah
Au début du chapitre 20, nous trouvons une autre forme de violence : la deuxième de deux histoires (ou deux versions de la même histoire ; voir bereshit 12:10-20) dans laquelle Abraham cherche à faire passer sa femme Sarah pour sa sœur, et ce, afin de se protéger!
Dans ce passage, Avimélech, roi de Guérar, s’empare de Sarah. Mais Dieu empêchera son viol potentiel, évité de justesse, lorsque celui-ci voulut la toucher.
Le même récit se répètera, une fois de plus, avec Yit’hak et Rivka (26:6-11).
La triple répétition de ce récit suggère qu’il pourrait servir de paradigme quant à la situation des femmes hébreues. Nos deux premiers ancêtres, des Hébreux, se percevant comme « étrangers » et, donc, en danger sur des terres inconnues, utiliseront leurs femmes comme « bouée de sauvetage » entre eux et la culture locale. Ces femmes deviennent les « autres des autres », celles dont la sécurité et le bien-être peuvent être sacrifiés pour sauver la peau de nos Patriarches.
Le texte cite un modèle qui devient une partie récurrente de l’Histoire de ces derniers : les Hébreux, vassalisés par la culture dominante, réduisent également leurs femmes au sein de leur propre culture, multipliant l’altérité qui les frappe et les renvoie à eux-mêmes.
Dans le cas de Loth offrant ses filles au peuple de Sodome, le texte biblique n’émet aucun commentaire, aucune protestation, face à une telle situation. A l’inverse, dans un rêve, Dieu va apparaître à Avimélech et le menacera de mort s’il ne libère pas Sarah (Genèse 12). Dieu ne châtiera point, explicitement, Avraham ou Loth.
Sarah et Agar
Dans Bereshit 21, nous rencontrons une autre forme de violence, celle de Sarah contre Agar. Après avoir donné naissance à Yit’hak, Sarah, âgée, exige d’Avraham de chasser de la maison l’esclave Agar et son fils Ishmaël, afin que ce dernier ne partage nullement l’héritage de son père avec Yit’hak. Les précédents, exercés par Avraham sur Sarah à deux reprises, seraient, d’une certaine manière, réitérés par Sarah à l’égard de la personne la plus vulnérable de sa propre maisonnée.
Ainsi, le cycle des abus continue sans manque de procédure contre Sarah, au contraire, Dieu est expressément de son côté, invectivant Abraham d’écouter celle-ci, car son fils Yit’hak sera l’héritier ultime de l’Alliance.
Ces chapitres de la Torah montrent clairement que nos ancêtres ne sont en aucun cas, toujours, des modèles de comportement éthique qui nous édifient et nous inspirent.
Au contraire, la Torah nous tend souvent un miroir des aspects les plus vilains de la nature humaine comme de la société humaine. Elle nous offre l’occasion de nous regarder, honnêtement, nous-mêmes et le monde que nous avons créé, de réfléchir aux modèles destructeurs des relations humaines et de nous demander comment nous pourrions mieux les apprécier pour mieux les changer.
Dans le traitement que Loth a voulu infliger à ses filles – et dans l’absence de commentaires de la Torah sur ce traitement – pouvons-nous voir l’acceptation désinvolte, voire l’invisibilité, de la violence contre les femmes, si omniprésente dans de nombreuses cultures, y compris la nôtre ?
Dans l’apparente indifférence d’Avraham à l’égard du sort de Sarah, pouvons-nous voir la manière dont les peuples marginalisés sont trop susceptibles de reproduire les modèles de subordination dont ils ont eux-mêmes souffert ?
Dans le bannissement d’Agar par Sarah, pouvons-nous voir la violence horizontale que les peuples opprimés s’infligent les uns aux autres alors qu’ils se bousculent pour ce qui leur semble des ressources limitées, plutôt que de faire cause commune contre les forces qui les oppriment ?
Que faisons-nous lorsque nous nous voyons reproduire ces modèles dans nos vies personnelles et politiques ?
Comment y réagissons-nous et les interrompons-nous ?
Il est frappant de constater que, tout au long de cette Paracha, Dieu est impliqué dans la violence du texte. À l’exception du cas de Loth, qui a accepté de sacrifier ses filles, Dieu perpètre, ou ordonne, la violence (Sodome et Gomorrhe ; Yit’hak) ou la soutient (Avraham et Sarah ; Sarah et Agar).
Les représentations de cette dernière, exposées dans le texte, sont celles où les niveaux humain et divin se reflètent l’un l’autre. Il n’y a pour ainsi dire aucun soulagement cosmique face à la réalité de la violence. Le défi lancé par Avraham à Dieu au sujet de la destruction de Sodome et Gomorrhe peut donc être considéré comme une question adressée à la fois à Dieu et à nous-mêmes :
« Abraham s’avança et dit: “Anéantirais-tu, d’un même coup, l’innocent avec le coupable? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans cette ville: les feras-tu périr aussi et ne pardonneras-tu pas à la contrée en faveur des cinquante justes qui s’y trouvent? Loin de toi d’agir ainsi, de frapper l’innocent avec le coupable, les traitant tous deux de même façon! Loin de toi! Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique? » (18, 23-25).
L’implication de ces questions est que le Créateur conçoit les normes éthiques qu’Avraham renvoie à Dieu, Le considérant responsable, en fin de compte. Mais la voix morale dans ce passage est la voix d’Avraham.
Qu’advient-il de cette vision morale deux chapitres plus tard, lorsqu’ Avraham sacrifie sa femme Sarah ?
Pouvons-nous lire ces récits d’une manière qui renforce notre détermination à nous tenir responsables, nous et Dieu, des normes de justice que nous reconnaissons et valorisons – en les violant continuellement pourtant ?
Le récit donne à voir comment la violence débute sous des formes discrètes, dissimulées ou à peine visibles.
Elle se retrouve dans un regard, une conduite, des termes.
Le sang ne coule pas, mais le cœur est infirme.
Seule la victime connaît l’agression qui lui est faite.
Mais un verbe juste devient compliqué dans de telles conditions. Peu à peu, les choses se gâtent jusqu’à ce que la violence prenne une forme perceptible, violente et abjecte, sans proportion avec les « douces » violences du début.
Les auteurs de ces premiers déviationnismes n’ont pas fatalement conscience de la douleur qu’ils infligeaient, absorbés eux-mêmes par des situations difficiles.
Chaque un violente l’autre, avec d’excellentes allégations de le faire.
Chaque un souffre aussi l’irascibilité d’autrui.
Par manque de verbes appropriés, l’impéritie domine. Chaque un est reclus sur lui-même, sans discerner – sans percevoir, sans doute – que sa manière d’essayer de sortir de son problème est clairement ce qui blesse l’autre. On ne se débarrasse pas de sa propre affliction en s’acquittant de ce poids sur autrui : procéder de la sorte résulte d’un aveuglement, rajoutant du mal au malheur. La façon modérée et désinvolte de raconter – sans juger les actes, mais en dévoilant comment ils s’enchaînent pour le malheur de tous – consent au lecteur la possibilité d’examiner tout cela. Il remarque l’absence de Dieu octroyant aux libertés humaines, à leurs libres arbitres et à leurs conséquences, car l’être humain doit apprendre aussi de ses erreurs et de la souffrance qu’elles engendrent.