J’en ai assez, oui, vraiment assez, de ces personnages ignobles, insignifiants et inconsistants qui polluent notre espace public. Des figures creuses, sans profondeur ni colonne vertébrale, qui déversent leurs mots comme des déchets, empoisonnent chaque débat, étouffent toute pensée vivante. Ils prétendent penser, mais ils ne possèdent que des clichés. Ils se croient éclairés, mais ils servent la médiocrité. Ils se drapent dans la morale, tout en pratiquant la violence moralisatrice. Perroquets sans mémoire, ils répètent des slogans sans comprendre, psalmodient des positions sans responsabilité. Ils confondent purification idéologique et pensée critique, effacement et remise en question. Ils s’imaginent subversifs, mais ne sont que des soldats au service du conformisme. Des esclaves, non pas du pouvoir, mais de leur propre peur de la pensée libre.
Je n’écris pas selon les consignes d’un camp. Je ne récite pas les mots d’ordre d’un parti. Mon engagement est d’abord celui de l’esprit, pas celui des étiquettes. Si la justesse d’un propos, la noblesse d’un acte ou la pertinence d’une stratégie se trouvent à droite ou à gauche, chez un conservateur ou un progressiste, je les reconnaîtrai. Je le dirai. Je le soutiendrai. Mais à notre époque, cette posture élémentaire de probité intellectuelle semble devenue suspecte. Le monde s’est recroquevillé dans la paresse manichéenne. Il ne cherche plus le vrai, il traque le traître. Il ne juge plus les actes, il juge les appartenances. Un mot suffit pour déclencher l’injure. Une position pour susciter le bannissement. Ceux qui devraient être nos interlocuteurs deviennent des inquisiteurs. Ceux qui prônent la tolérance pratiquent l’exclusion. Et ceux qui se disent épris de liberté combattent toute dissidence dès lors qu’elle heurte leurs dogmes. Ce n’est plus la cohérence qui fonde la légitimité, c’est l’alignement. On ne vous demande pas de penser, mais de suivre. On ne vous accorde plus le droit de discernement, seulement, celui de vous fondre dans la foule qui crie.
Déjà Platon mettait en garde contre la confusion entre l’opinion (doxa) et la vérité (aletheia), entre l’apparence et l’essence. Ce n’est pas parce qu’un jugement est répété qu’il est juste. Ce n’est pas parce qu’une foule applaudit qu’elle pense. La République nous prévient : la démocratie sans éducation du discernement sombre dans la tyrannie émotionnelle. Et c’est exactement ce que nous vivons.
Mon rôle, à moi, n’est pas d’agiter des drapeaux. Mon rôle est de penser philosophiquement. Et cela implique deux choses devenues presque subversives : la généalogie et la perspective. Comprendre d’où viennent les idées, les actes, les passions collectives ; voir comment elles s’articulent dans le temps long, dans l’épaisseur de l’histoire, dans la mémoire et dans la tragédie humaine. Penser philosophiquement, c’est refuser l’instantané. C’est rejeter les emballements. C’est ne jamais confondre le réflexe et la vérité. Nietzsche nous y engage : celui qui ne connaît pas la généalogie des idées est condamné à en être l’esclave.
Si, récemment, j’ai appuyé les prises de position de M. Netanyahou, c’est loin d’être par aveuglement ou par culte de la personnalité. C’est parce que, devant la menace existentielle, l’effondrement moral des démocraties occidentales et la haine qui rôde aux frontières, il me semble qu’il a eu raison de frapper fort, de tenir bon, de ne pas plier. Mais ce seul soutien ponctuel, limité, mesuré, voilà qu’il me vaut l’étiquette infamante de Bibiste. Pour certains, ce mot est désormais synonyme de condamnation éternelle. Peu importe les nuances. Peu importe les critiques que j’ai pu formuler par le passé, ou que je formulerai demain. Un mot, un geste, un accord suffit pour qu’on vous classe à jamais dans le camp du mal. Et dans ce tribunal grotesque, tout plaidoyer est irrecevable.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus le relais hurlant et creux de cette pensée unique, monotone, sans racines ni élévation. Ils propagent des slogans comme on lance des pierres, sans fondement, sans réflexion, sans connaissance des tenants ni des aboutissants. Ils ignorent tout de l’histoire, de la stratégie, de l’épaisseur tragique des événements. Mais ils radotent, sans vergogne, les verdicts standardisés. Incapables d’écrire un texte structuré, de développer une argumentation, ou de mettre en perspective le présent à la lumière du passé, ils préfèrent l’onomatopée. C’est plus simple, il est vrai, pour l’handicapé cérébral numérique. Traiter quelqu’un de fasciste, de Bibiste, de collabo ou de vendu s’avère plus facile que d’apporter la preuve de quoi que ce soit. Mais un slogan n’est pas une pensée. Un tweet n’est pas un jugement. Une indignation virtuelle n’est pas une vérité. C’est la dictature du réflexe, la tyrannie de l’instant.
Et moi, j’en ai assez, oui, marre de ces hurluberlus qui se prennent pour les gardiens de l’ultime vérité rédemptrice. À les entendre, à les lire, à les voir réagir, on ne discerne que vacuité, inculture, ignorance crasse. Ils psalmodient leur pensée unique comme un dogme. Ils répètent les anathèmes comme une prière vide. Ils s’indignent mécaniquement, fiers d’eux-mêmes, persuadés d’incarner le Bien. Mais ce sont les zélateurs d’un nouveau totalitarisme : sans uniforme, sans bottes, sans parti, mais avec une meute, un écran, et une absence totale de pensée. Hannah Arendt l’avait déjà vu venir : le totalitarisme moderne n’a pas besoin d’idéologie solide, il se contente d’un conformisme de masse, d’une désolation partagée, et de la disparition du jugement personnel.
Cette logique binaire et hurlante est celle des régimes autoritaires. Elle est celle des religions fanatiques. Et désormais, elle est celle de nos sociétés prétendument éclairées. Refuser de haïr à la demande, c’est être traître. Refuser de saluer au bon moment, c’est être vendu. Refuser de diaboliser systématiquement, c’est être complice. Mais je le redis : je préfère être accusé de penser mal que renoncer à penser du tout. Je préfère risquer la solitude que trahir l’exigence de lucidité. La meute digitale n’a que faire de la vérité. Elle cherche des coupables. Et dans ce cirque tragique, ce sont les plus brefs, les plus bruyants, les plus vides, qui remportent les applaudissements.
Nous devons restaurer un droit fondamental : le droit de juger librement. Celui de dire : « sur ce point, je suis d’accord ». Et sur un autre : « je m’y oppose ». Le droit de reconnaître à un adversaire une décision juste, et à un allié une erreur manifeste. Ce droit n’est pas secondaire — il est la condition même d’une vie démocratique digne de ce nom. À force de transformer les citoyens en soldats d’un camp, nous avons tué la pensée. À force d’exiger l’alignement permanent, nous avons détruit la possibilité même du jugement.
Je ne me situe pas à droite, à gauche, ni au centre. Je suis du côté de la vérité, du réel, du sens. Et quand ces derniers se trouvent dans un camp honni, je ne détourne pas les yeux : je les suis. Je n’ai pas peur qu’on me traite de Bibiste, de traître, de réactionnaire ou d’intellectuel égaré. Je n’ai pas peur des chiens de garde de l’opinion. Ce que je crains, en revanche, c’est que nous devenions incapables de penser autrement qu’en bloc. Que nous ne sachions plus reconnaître une idée juste parce qu’elle vient d’un homme qu’on hait. Et qu’à force de disqualifier l’adversaire, nous perdions jusqu’à la possibilité de faire alliance avec le vrai. Ce manifeste n’est pas une défense de Netanyahou. C’est une défense du droit de ne pas mentir. Et cela, en ces temps d’inquisition molle, est peut-être le dernier acte de courage qui nous reste.