La fin de l’hégémonie éclairée, le déclin de l’oligarchie institutionnelle en Israël. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
La fin de l’hégémonie éclairée, le déclin de l’oligarchie institutionnelle en Israël. Par Rony Akrich

L’oligarchie institutionnelle israélienne, issue du progressisme d’État et prolongée aussi bien par une gauche radicale que par une droite administrative et conservatrice, traverse aujourd’hui une période de forte effervescence. Magistrats, rédactions, hauts fonctionnaires, réseaux sécuritaires : ce monde clos perçoit la perte de terrain. Les affaires se succèdent, les complicités se dévoilent, le vernis moral se craquelle. Ce n’est plus un simple cycle politique, mais la fin d’une ère: celle d’un monopole symbolique sur la vertu publique.

Ce bloc, qui réunit des élites de sensibilités idéologiques opposées mais d’intérêts convergents, s’est progressivement détaché du corps social. Une part croissante du pays réclame désormais l’affirmation de l’identité collective, de la souveraineté nationale et de la mémoire historique. L’universalisme abstrait, jadis fierté des élites, s’est mué en instrument de dénégation du besoin d’appartenance. L’hostilité à toute fidélité nationale ou civique traduit la difficulté à concevoir Israël comme une entité politique concrète, responsable d’elle-même. Ces élites, de droite comme de gauche, persuadées d’incarner la conscience éclairée de la nation, découvrent une société moins docile, plus lucide, davantage attachée à ses intérêts vitaux.

Le phénomène dépasse Israël. La pensée libérale classique a déjà décrit le risque d’une administration protectrice et paternaliste qui, au nom du bien commun, finit par étouffer l’autonomie civique. Dans le cas israélien, l’instabilité chronique des coalitions et la fragmentation partisane ont offert un terrain idéal: une élite administrative a consolidé sa position et déplacé le centre de gravité du pouvoir. En pratique, la décision issue des urnes pèse moins que le filtre juridictionnel et médiatique. Sous le pluralisme proclamé s’est installée une hiérarchie de légitimité où l’expertise prime sur le consentement.

Cette évolution répond à une logique technocratique. Lorsqu’un régime transfère le jugement politique aux experts, l’espace civique se rétrécit. La compétence devient un marqueur d’autorité, la souveraineté populaire un sujet de suspicion. Le suffrage universel reste toléré tant qu’il ratifie des normes préétablies: un libéralisme moral sans racines, la sacralisation des minorités, la méfiance envers l’idée de nation. Sous couvert de protéger la démocratie, on en a inversé le principe: la légitimité ne vient plus du peuple, mais des institutions qui prétendent le guider.

Le cœur de cette mutation réside dans le champ judiciaire. Depuis la réforme constitutionnelle des années 1990, la Cour suprême a étendu son champ d’intervention en s’appuyant sur des critères indéterminés. La notion de « raisonnabilité » fonctionne désormais comme un instrument général de contrôle gouvernemental. La souveraineté, rappelons-le, se mesure à la capacité de décider dans les situations limites; en Israël, cette faculté s’est en partie déplacée vers le juge. La souveraineté politique a cédé la place à une souveraineté judiciaire qui se légitime par la morale, non par le mandat démocratique.

Le système médiatique renforce cette dynamique. Les grands centres éditoriaux produisent une liturgie de la conformité : frontières du dicible, disqualification rapide de tout élu jugé « populiste », apologie quasi sacrée de la magistrature. L’information ne vise plus à éclairer, mais à orienter. L’espace public se transforme en scène normative où la réalité se plie à la narration dominante, et où le citoyen, réduit au rôle de spectateur, se trouve dépossédé de sa parole politique.

L’appareil administratif et sécuritaire prolonge ce dispositif. Les décisions contraires à « l’intérêt supérieur de l’État » se heurtent à des retards, des fragmentations, des neutralisations. Cette formule malléable s’inscrit dans une logique technicienne : un pouvoir prétendument neutre, fonctionnel, scientifique, donc difficilement contestable. La moralisation de l’administration devient un instrument de contrôle, l’exception procédurale se normalise. C’est une tutelle douce, mais persistante.

L’édifice, pourtant, vacille. Les collusions se dévoilent, les alliances entre magistrature, médias et opposition politique apparaissent au grand jour. Le système d’auto-légitimation montre sa fragilité. La pensée politique contemporaine souligne ce risque : un rationalisme détaché du réel social finit par se muer en gestion de caste. Lorsque l’élite ne se réfère plus à la communauté politique, elle perd la capacité d’incarner la raison commune et ne représente plus qu’elle-même.

Reste la question du sionisme. L’oligarchie institutionnelle revendique l’héritage des fondateurs tout en refusant l’énergie politique qui lui a donné forme. Le récit de l’indépendance s’efface derrière un idéal humanitaire abstrait, prêt à remplacer l’État-nation par une vitrine morale détachée de la terre, de la langue et du devoir. Or la théorie de l’imaginaire social l’enseigne : lorsqu’une société renonce à son noyau symbolique, ses institutions s’autonomisent, deviennent des fins en soi et cessent d’être des instruments collectifs. Tel est le paradoxe israélien: un État souverain que ses propres institutions désarriment de son peuple.

La sortie de crise exige clarté et mesure. D’abord, redéfinir l’architecture des pouvoirs: circonscrire le champ d’intervention judiciaire, fixer des limites au contrôle juridictionnel, restaurer la responsabilité de l’exécutif et du législatif dans leurs sphères respectives. Ensuite, rétablir la primauté du consentement sur l’expertise, non pour rejeter la compétence, mais pour la replacer à sa juste place: un service, non un magistère. Enfin, ranimer l’espace public par une citoyenneté active, une culture du débat et du désaccord loyal, afin que la démocratie redevienne un régime de citoyens adultes, non de tuteurs bienveillants.

Il ne s’agit pas de vengeance ni de révolte, mais de redressement. La justice perd sa raison d’être lorsqu’elle remplace la politique; la politique perd la sienne lorsqu’elle s’abandonne à l’expertise; et l’expertise s’égare lorsqu’elle prétend gouverner. Une démocratie solide rétablit les frontières: au juge, la loi et son interprétation dans un cadre défini; au législateur, la création des normes; à l’exécutif, la conduite du réel et la responsabilité des résultats; aux médias, l’information critique sans liturgie.

Point n’est besoin de révolution. Il suffit d’un travail de précision institutionnelle, d’une hygiène intellectuelle dans le débat public et d’un renouveau civique. Une société demeure lorsqu’elle relie responsabilité, légalité et légitimité sans que l’une n’absorbe les deux autres. Israël ne gagnera ni à l’État-spectacle ni à l’État-tuteur. Sa stabilité suppose le retour à une évidence: la loi tire sa force du consentement populaire; les institutions tirent leur prestige de leur service; la morale publique tire sa crédibilité du respect de la souveraineté.

L’oligarchie institutionnelle n’est pas un mythe, mais une structure qui a prospéré sur un déséquilibre prolongé. La corriger n’implique pas de la détruire. Il s’agit de replacer chaque pouvoir à sa juste place, de rendre au citoyen la dignité de son jugement, de redonner souffle à un État démocratique qui assume sa vocation politique sans s’excuser d’exister. Le temps n’est plus aux discours emphatiques ni aux peurs convenues, mais à la rigueur lucide.

Bibliographie indicative

Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique 

Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme 

Hannah Arendt, La Crise de la culture 

Carl Schmitt, La notion de politique 

Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société 

Guy Debord, La société du spectacle 

Jacques Ellul, Le système technicien 

Leo Strauss, Droit naturel et histoire 

Emmanuel Levinas, Totalité et infini 

Albert Camus, L’Homme révolté 

Ruth Gavison, The Role of Courts in Israeli Democracy 

Yoram Hazony, The Virtue of Nationalism 

Shlomo Avineri, The Making of Modern Zionism

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