Contre la politesse du naufrage – La décision des vivants par Rony Akrich

by Rony Akrich
Contre la politesse du naufrage – La décision des vivants par Rony Akrich

La France n’abrite plus un antisémitisme résiduel : elle a normalisé un protocole. La rue fournit la meute, l’université la doctrine, les médias la cosmétique, l’hémicycle l’alibi. On ne nie jamais frontalement: on euphémise, on contextualise, on explique que « tout est complexe ». La complexité sert de rideau à l’indécision. Le résultat est net : le Juif devient l’irrégularité morale à corriger, la dissonance à réduire, la présence à surveiller. La charge se renverse : l’offensé doit se faire discret pour ne pas « aggraver les tensions ». Personne ne dit oui à la haine; tout le monde dit « plus tard », et le « plus tard » est le moteur des naufrages.

L’université, jadis atelier de nuance, a troqué la dialectique pour la liturgie d’appartenance. On moralise la géopolitique, on tribalise les débats, on ostracise la dissonance. La procédure remplace la pensée: listes noires implicites, boycotts hygiéniques, « safe spaces » qui excluent l’élève dont la simple identité trouble le récit. L’étudiant juif apprend vite la monnaie locale: sa sécurité contre son silence. Proie idéale, il signe le formulaire de docilité, se tient tranquille, évite son nom, accepte que l’argument lui soit refusé au motif de sa « partialité ». On ne réfute pas: on disqualifie, on ne débat plus: on déprogramme. Sur la scène culturelle, on dresse la liste ethnique des suspects: chanteurs juifs boycottés pour avoir chanté trop près des vivants, comédiens juifs hués pour avoir refusé la grimace exigée, journalistes et hommes de lettres juifs vilipendés pour avoir nommé l’évidence. La censure n’a plus besoin d’un ministre: elle agit par mails courtois, « en raison du contexte », par cachets annulés, par contrats rompus, par « reports » qui n’en finissent pas. Les programmateurs deviennent commissaires, les festivals des tribunaux, les plateaux des pelotons d’exécution symbolique. On ne réfute plus: on salit. On n’interdit plus : on empêche d’advenir. Dans la politique, l’équivoque tient lieu de conscience. Hommages impeccables, adjectifs nobles, « plans » qui se dissolvent dans la paperasse. On affirme que « la République tient », mais on poste des gendarmes devant les écoles juives et on félicite la dignité des familles qui s’habituent aux barrières. La République ainsi n’est pas debout; elle vacille avec élégance. La politesse du naufrage n’en change pas le cap. Au milieu, une élite communautaire satisfait aux obligations de saison: conférences de salon, cocktails de consolation, minutes de silence millimétrées. L’autorité a été remplacée par l’agenda, la souveraineté par la subvention, le courage par la communication. Être « présent » partout a fini par signifier n’être décisif nulle part. À côté, la cléricature des rabbins-Tartuffe a compris l’économie morale: vendre du monde futur pour différer le courage présent; sacraliser la patience pour éviter la décision; baptiser « sagesse » l’art de reculer, ajoutez-y plethore de fadaises et autres balivernes pour grenouilles de benitiers. Ils promettent ce qu’ils n’ont jamais vu pour justifier ce qu’ils ne font pas. La prière n’a pourtant jamais été l’ennemie de l’action: quand elle neutralise la virilité morale, ce n’est plus une élévation, c’est une anesthésie. Reste la société juive elle-même. On confond animation et destin. On renforce les portes des synagogues, on multiplie les soirées « entre nous », on ouvre des restaurants et autres lieux de culte et l’on appelle cela « tenir ». Mais tenir quoi? Une posture, le réel, lui, s’organise dehors: enfants qui apprennent à se rapetisser, adultes qui réécrivent leur nom pour « éviter des problèmes », vieux qui jurent que « ce n’est pas pire qu’avant » tandis que tout l’indique. À force, la décence minimale devient triomphe, le ghetto volontaire devient « quartier de vie », les chaînes brillent sous les lampions des fêtes. On chante pour couvrir le grincement de la coque. Cela suffit.

J’accuse la pédagogie de la docilité: nos étudiants sont façonnés en proies aimables, priées de se taire au nom de la « sécurité ». J’accuse les notables gavés d’honneurs, d’insignes et d’émissions, qui administrent l’anesthésie par commémorations impeccables. J’accuse les rabbins-Tartuffe qui vendent l’au-delà comme un somnifère moral. J’accuse le « bon chic bon genre » communautaire, prolixe en tribunes, absent au moment des valises. Leur prudence n’est pas sagesse: c’est l’art d’être infirme au moment du choix. L’objection standard s’appelle « complexité ». Elle épargne de décider. Oui, le monde est complexe; mais certaines boussoles ne trompent pas. Quand votre nom devient soupçon, votre mémoire procès, votre sécurité spectacle, la complexité n’est plus un argument, c’est un rideau. On ne demande pas au feu d’être moins chaud pour rester à l’intérieur: on sort de la maison. C’est brutal, coûteux, humainement déchirant, et, parfois, la seule conduite morale. On brandira les amis, les justes, les alliés. Ils existent. On les remercie, et l’on part quand même. La gratitude n’est pas une stratégie. L’argument des « exceptions vertueuses » ne doit plus servir d’alibi à la règle qui s’impose: insultes normalisées, contrats déchirés, enseignants complices, voisins silencieux, préfets prudents, présentateurs qui changent de sujet, députés qui « comprennent toutes les sensibilités ». La règle, c’est l’usure, or l’usure se brise par un acte, non par une liturgie. Cet acte ne se délègue pas à une réunion interministérielle, à un éditorial plus ferme ou à une tribune brillante. Il tient dans une phrase prononcée à table: « Nous partons. » Puis il s’écrit en dates sur un carnet, en documents rassemblés, en écoles contactées, en cartons préparés. Il s’incarne dans une éducation du courage: apprendre à nos enfants que la fidélité est une direction, non une station; que la dignité ne se mesure pas au nombre d’années passées à supporter l’inacceptable, mais à la netteté du refus quand il le faut. Partir n’est pas une fuite; c’est une restitution, le droit de ne pas dépendre de la clémence d’autrui pour respirer.

Il faut nommer la ligne : il n’y a pas de « solution française ». Il y a des personnes dignes, des lieux tenables, des gestes courageux, et un système qui, lui, ne se réforme pas par des promesses nouvelles. La politique raisonnable, c’est l’arrachement volontaire. Non pour s’absenter du monde, mais pour y rentrer de plein pied ailleurs, à hauteur d’homme. Valises, visas, projets d’école et d’emploi, projet de langue et de voisinage: une discipline, pas une posture. Vers Israël lorsque c’est possible et voulu; vers d’autres refuges réels si la vie l’exige; mais surtout vers un lieu où l’on peut dire « nous » sans chuchoter. Qu’on cesse les banquets, les minutes de silence et les pactes sans nerfs. Qu’on rende les clés à ceux qui savent dire « maintenant ». L’histoire ne récompense pas la patience des victimes: elle sauve la décision des vivants. Nous partons, non par peur, mais par lucidité; non par fatigue, mais par choix; non pour disparaître, mais pour redevenir visibles. Nous emportons nos livres, nos chants, nos prénoms, nos rires, nos morts et nos naissances : ce que nul ne peut confisquer, notre nom, notre fidélité, notre avenir. Gardez vos sifflets, vos déprogrammations, vos décors: ils sont à vous. Nous, nous reprenons la barre.

Aux chefs de plateau, aux commissaires de festival, aux doyens de la déprogrammation, aux députés de l’ambiguïté, aux notables des cocktails, aux rabbins de la tiédeur : écartez-vous. Vous avez fait métier d’amortir l’humiliation; nous choisissons de la refuser. Vous avez confondu visibilité et force; nous préférons la décision. Vous avez multiplié les cérémonies; nous faisons des dates. Vous avez sanctifié l’attente; nous écrivons l’itinéraire. La conclusion tient en quelques mots, cruels et sobres: vous parlez, nous partons. Rideau.

© 2025 Rony Akrich — Tous droits réservés / כל הזכויות שמורות / All rights reserved

Related Videos