Réflexions sur l’amitié et l’oubli de l’autre. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Réflexions sur l’amitié et l’oubli de l’autre. Par Rony Akrich

À l’heure où j’écris ces lignes, après des années de réflexion, d’enseignement et d’écriture sur la philosophie, la sociologie et la condition humaine, je ressens l’urgence d’interroger ces réalités modestes que l’académie dédaigne: l’ami, le copain, le camarade, la connaissance. Non par nostalgie, mais par fidélité à une vérité vécue. Car la pensée, si elle ne s’incarne pas, perd sa chair. Ce sont nos relations, la trame de nos fidélités et de nos silences, qui donnent à l’existence sa part la plus vraie. À force d’écrire, j’ai compris que penser et transmettre sont déjà une forme d’amitié offerte au monde: par le verbe, j’ai cherché l’autre, même inconnu, contre l’indifférence ambiante. Cette obstination dit le refus d’un homme de se soumettre à la froide neutralité des temps.

Certaines expériences, minimes en apparence, deviennent des révélateurs. Voir des amis disparaître sans un mot, constater qu’une proximité se dissout dès que la géographie change, entendre le silence là où l’on croyait un lien solide: ce ne sont pas des anecdotes, mais des épreuves de vérité. La vie nous interroge: qu’est-ce qu’un lien véritable si l’on peut s’effacer sans adieu? Ce qui blesse n’est pas seulement la perte, mais l’absence de signification. Quand une rupture suit un désaccord, la douleur possède encore une logique. Mais lorsque le lien s’éteint par glissement, par oubli, par simple fatigue, c’est la réalité de ce qui fut partagé qui vacille. On doute: ai-je rêvé? Était-ce réciproque? Ce que j’ai donné, attention, présence, tendresse, a-t-il compté pour l’autre, ou n’ai-je été qu’un décor passager?

Ce doute s’inscrit dans une époque où l’auto-centralité devient norme. Chacun se replie sur son cercle: corps, émotions, confort, urgences. L’autre n’est plus une présence à accueillir, mais une variable à intégrer: tant qu’il réconforte, stimule ou ne dérange pas, il demeure; sinon, il s’efface. Non par malveillance, mais par une fatigue de s’exposer: fatigue d’aimer, fatigue de se laisser entamer par autrui. De là naît une ingratitude douce: non la méchanceté de qui trahit, mais l’insouciance de qui ne se retourne pas. On continue sa route sans souvenir de ce qui fut reçu, sans sentir la dette légère envers ceux qui nous ont accompagnés. Chacun dans sa bulle, en gestion de survie. L’autre devient une saison; les saisons passent sans que l’on rende de comptes.

Les voisinages offrent un tableau net. Des années côte à côte, cafés, confidences, services, fêtes, difficultés partagées. Un tissage de camaraderie, parfois une amitié. Puis un déménagement, un changement de rythme. On promet de rester en contact. Les messages s’espacent, puis s’arrêtent. Rien ne se brise: cela se défait. La géographie révèle la vérité: nombre de liens ne tenaient que par la fréquence, non par la reconnaissance. Nous appelons « amis » ceux qui furent peut-être de cordiaux voisins, des copains de circonstance, des camarades de route, des connaissances aimables. Or ces mots recouvrent des intensités distinctes: il y a une ontologie du lien humain que nous avons cessé de penser.

Le copain, d’abord, est celui avec qui l’on partage quelque chose de concret: un pain, un loisir, un banc d’école. La relation est réelle mais légère: convivialité, complicité, joie du moment. Il appartient au décor affectif, sans engager encore notre profondeur. Le camarade renvoie à l’action: compagnon d’atelier, de combat, de classe, de cause. Le lien peut être fort, parfois héroïque, mais suspendu à l’œuvre commune; quand la cause s’éteint, le lien se relâche. La connaissance est minimale: civilité, politesse, estime, mais peu de dévoilement; on sait qui est l’autre, on ignore ce qui le traverse.

L’ami relève d’un autre ordre. Pour Aristote, l’ami véritable est « un autre soi-même »: non un double, mais un autre en qui notre être se reconnaît et se risque. Dans l’amitié authentique, l’existence devient en partie pour l’autre et avec l’autre. Un déplacement du centre s’opère: mon moi cesse de se croire propriétaire exclusif de son histoire; il accorde à l’autre une place intérieure. Ce n’est plus la répétition de plaisirs, c’est une co-appartenance, un pacte discret plus grand que l’utilité ou le divertissement.

D’où la douleur singulière quand un « ami » s’évanouit sans mot. Nous lui avions fait place en nous, tandis que, pour lui, nous n’étions peut-être qu’un copain, un camarade, une connaissance chaleureuse. Décalage de niveau: ce que nous vivions comme partage d’être n’était pour lui qu’un partage de circonstances. La déception tient moins à la perte qu’à l’asymétrie révélée.

D’ici, la gratitude devient décisive. Être reconnaissant n’est pas politesse: c’est se souvenir. Se souvenir que l’autre, même de passage, a contribué à nous faire être; qu’un regard, une écoute, une présence ne sont pas des détails. L’ingratitude moderne refuse de reconnaître que nous devons à d’autres que nous-mêmes ce que nous sommes devenus. Elle cultive l’illusion autofondatrice: « je me suffis ». C’est une pauvreté spirituelle travestie en autonomie. La fatigue d’aimer, quant à elle, consiste à ne plus supporter la mémoire, la vulnérabilité et la dette symbolique qu’implique le fait de laisser l’autre compter pour nous. Aimer, même en amitié, c’est accepter d’être affecté par l’imprévisible. La fidélité n’est pas seulement effort, elle est vérité: tenir pour important ce que la vie a rendu temporaire. Mais notre époque, avide de maîtrise et de légèreté, refuse la durée, la dépendance, la dette.

Pour autant, il ne s’agit pas de moraliser, mais de voir lucidement. Nous habitons une civilisation du provisoire, où l’amitié se trouve soumise à la loi de l’instant. Cette lucidité peut devenir résistance: choisir, à contre-courant, la fidélité, la gratitude et la juste distinction des liens. Ne pas appeler « ami » ce qui n’est qu’une connaissance; ne pas exiger d’un copain ce que seule l’amitié véritable peut offrir; honorer ce qui fut, même si cela n’est plus. Accepter aussi que toutes les relations ne durent pas: ce n’est pas une raison pour traiter le vécu comme négligeable. Chaque lien humanise le monde un instant. L’enjeu n’est peut-être pas que tous restent, mais que nous ne devenions pas des êtres d’oubli. Nous ne pouvons empêcher les départs; nous pouvons refuser d’habituer nos cœurs à l’ingratitude.

Alors, que faire? D’abord, nommer justement. Sauver les mots, c’est déjà sauver les liens. Redonner au copain la légèreté qui le rend cher; au camarade la noblesse de l’action partagée; à la connaissance la valeur de la courtoisie; et réserver à l’ami ce nom exigeant qui implique la présence réciproque et la durée. Ensuite, cultiver la mémoire: écrire, appeler, remercier, rappeler discrètement ce qui fut donné et reçu, sans pesanteur ni comptabilité. Enfin, consentir à la vulnérabilité: l’amitié exige un risque. Il y aura des malentendus, des silences, des fins; mais il y aura aussi, parfois, cette rare coïncidence où deux libertés se reconnaissent et se tiennent.

Peut-être est-ce là, au fond, la leçon de l’âge: la vraie amitié n’unit pas seulement deux personnes; elle relie un homme au monde, la parole au sens, la mémoire au temps. Philosopher, aimer, écrire: trois gestes d’une même fidélité — garder vivante la présence de l’autre. Même lorsque tout se tait, persister à croire que la fidélité du cœur demeure une forme haute de pensée, et que l’attention — la plus simple, la plus quotidienne — est déjà une victoire sur l’oubli.

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