Lucidité et amour dans un monde sans garantie. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Lucidité et amour dans un monde sans garantie. Par Rony Akrich

Je ne crois pas que le monde soit bon. Je ne crois pas non plus qu’il tende naturellement vers le mieux. Je ne fais pas partie de ceux qui voient dans l’histoire un progrès linéaire, un chemin vers la raison, ni même une forme d’intelligence globale. Je me sens étranger à la douceur systématique, à l’optimisme impassible, à cette manière de dire que « tout a une raison », comme si la douleur humaine n’était qu’un effet secondaire d’un plan d’ensemble, et qu’il suffisait de reculer de quelques siècles pour apercevoir une forme d’harmonie secrète.

Il y a dans l’idée que ce monde est le meilleur des mondes possibles, telle que Leibniz l’a formulée, une élégance théorique, une tentative audacieuse de réconcilier le mal avec une providence cachée. Le philosophe pensait qu’un Dieu parfait, ayant devant lui une infinité de mondes possibles, aurait nécessairement choisi le plus cohérent, le plus riche, le plus beau, même si ce monde inclut la souffrance, car celle-ci aurait une fonction nécessaire dans l’équilibre de l’ensemble. C’est une idée puissante, d’une rationalité métaphysique admirable. Mais elle ne résiste pas, pour moi, à l’expérience nue du mal. Elle ne console ni l’enfant brisé, ni l’innocent abandonné. Elle devient, malgré sa hauteur intellectuelle, une violence de plus lorsqu’elle sert à justifier l’injustifiable.

Je suis donc plutôt du côté du soupçon. Du côté de ceux qui regardent le réel sans y chercher d’abord un sens, encore moins un salut. Je partage, par bien des aspects, la vision de Schopenhauer : l’idée que le monde n’est pas le fruit d’un ordre rationnel, mais d’une volonté aveugle, irrésistible, qui s’exprime à travers la nature, les hommes, les désirs, sans finalité véritable. Chez lui, l’amour lui-même n’est qu’un masque de cette volonté, un mécanisme cruel, déguisé en passion, qui pousse les êtres à s’attacher, à souffrir, à se reproduire, pour perpétuer une force obscure qui ne cherche rien d’autre que sa propre continuation.

Il y a là une vision désenchantée, impitoyable, qui voit l’existence comme un cercle de souffrance, où le désir n’engendre que frustration, et où la sagesse suprême serait d’éteindre en soi toute volonté, toute attente, jusqu’à atteindre un état d’ataraxie silencieuse. Schopenhauer admire la sagesse indienne, le bouddhisme, cette capacité à dire non à la vie. Et pourtant, moi, je n’y parviens pas.

Car j’aime. J’aime plus que tout. Non pas parce que le monde le mérite, mais parce qu’il en a besoin. J’aime dans un monde qui me semble souvent indifférent, absurde, déchiré. J’aime même ce monde, parfois, dans sa rudesse, dans ses accidents, dans sa beauté involontaire. Non pas comme on s’émerveille devant une promesse, mais comme on tend la main à un frère en détresse. Je ne cherche pas à y trouver une justice cachée. Mais je choisis de rester ouvert, de ne pas me refermer.

Ce n’est pas un amour naïf. C’est un amour lucide. Un amour qui sait ce qu’il en coûte. Un amour qui a vu l’échec, la trahison, le ridicule. Mais un amour qui persiste, justement parce qu’il n’y a rien d’autre qui tienne. Aimer devient alors un acte éthique. Une réponse. Une affirmation, même dans le vide.

Je me sens proche de Camus, qui voyait dans la lucidité une condition de révolte, et dans la révolte un acte d’amour. Aimer, disait-il en substance, ce n’est pas croire que l’on va changer le monde, c’est refuser qu’il soit entièrement livré à l’absurde. Il ne s’agit pas de sauver, mais de témoigner. Et dans ce témoignage, il y a déjà quelque chose qui sauve.

Je trouve aussi une ressource chez Levinas, qui ne cherche pas à comprendre le monde mais à répondre à autrui. Il ne part pas de l’ordre du monde, mais du visage du proche. Il ne cherche pas une théodicée, mais une responsabilité. Le mal n’a pas d’explication, mais il appelle une réponse, et cette réponse, c’est souvent la bonté silencieuse, le soin, la fidélité. Une éthique sans métaphysique, une tendresse sans promesse.

Même Nietzsche, que l’on croit dur, cynique, destructeur, était animé par une forme d’amour profond de la vie. Non pas une vie enjolivée, policée, idéale, mais la vie dans sa plénitude, dans ses contrastes, dans sa tragédie même. Il appelait à dire “oui” à l’existence, non parce qu’elle est belle, mais parce qu’elle est, parce qu’elle pulse, parce qu’elle dépasse nos catégories de bien et de mal. Dans son regard, l’amour n’est pas une consolation, mais une intensité. Il faut un cœur fort pour aimer le réel, tel qu’il est.

Alors je ne suis ni du côté de ceux qui croient que tout est bien, ni du côté de ceux qui veulent fuir le monde. Je suis au centre exact de cette tension. Entre la conscience du tragique et la persistance de l’amour. Je vis dans cet entre-deux : je ne m’attends pas à être sauvé, mais je veux rester vivant. Et pour cela, je dois aimer.

Pas pour espérer. Pas pour guérir. Mais pour affirmer, avec gravité : ce qui existe mérite d’être regardé, touché, habité. Même si c’est blessé. Même si ça ne dure pas.

Aimer dans un monde sans garantie est peut-être la forme la plus haute de fidélité.

Et cette fidélité, je la reconnais aussi dans l’histoire. Non pas dans les grands récits des vainqueurs, mais dans les silences obstinés des peuples humiliés, dans les larmes des exils répétés, dans les gestes minuscules de ceux qui ont refusé d’abandonner ce qu’ils étaient, même quand le monde entier leur criait de s’effacer.

La condition juive, à travers les siècles, incarne ce paradoxe : être dépossédé de tout, et pourtant rester fidèle à une parole, à une mémoire, à une alliance qui ne promettait rien d’autre que d’être soi au milieu du tumulte. Ce n’est pas une fidélité facile. Ce n’est pas une croyance naïve en une justice à venir. C’est une tension continue, une endurance existentielle. On a pu nous prendre les terres, les droits, les langues, les corps, mais pas ce lien invisible, tissé entre un nom, une histoire, une espérance sans preuve. Ce n’est pas l’espérance des optimistes, mais celle des veilleurs : ceux qui savent que la nuit est longue, mais qui refusent de se coucher.

La Bible ne propose pas un monde parfait. Elle ne nous dit pas que tout ira bien. Elle raconte au contraire l’échec, la trahison, la chute. Elle parle d’un Dieu qui se retire parfois, qui se tait, qui laisse l’homme face à sa responsabilité. Elle parle d’un peuple qui doute, qui s’éloigne, qui oublie, mais qui revient, non pas par habitude, mais par fidélité. Une fidélité tragique, blessée, mais tenace. Non pas une certitude, mais un engagement répété. Dans chaque prophète, dans chaque psaume, on entend cette tension : je vois le mal, et je ne fuis pas. Je nomme l’injustice, et je reste. Je ne comprends pas, mais je tiens.

Et dans ma propre histoire, je porte cette tension. Je ne viens pas d’un monde lisse. J’ai grandi dans les marges, dans les fractures. L’exil, l’accident, la perte, tout cela ne m’a pas quitté. J’ai appris tôt que rien n’est garanti, ni les liens ni les corps. Mais j’ai choisi de rester fidèle. Fidèle à une voix en moi qui disait : ne capitule pas. Ne te ferme pas. Même blessé, reste vivant. Même brisé, reste debout.

Ce n’est pas une posture héroïque. C’est une respiration. Une façon d’être au monde. Une manière de dire : je sais que ce monde est dur, injuste, violent, et pourtant, je refuse de le quitter intérieurement. Je veux continuer à aimer, à apprendre, à transmettre, à construire. Même si c’est fragile. Même si c’est perdu d’avance. Car cette fragilité-là, elle est peut-être plus puissante que tous les systèmes, que toutes les certitudes. Elle est humaine. Et donc sacrée.

Je n’écris pas pour embellir le monde. J’écris pour qu’il reste possible d’y habiter avec lucidité. Pour que l’amour ne soit pas réservé aux crédules, ni la fidélité aux fanatiques. J’écris pour ceux qui veulent penser jusqu’au bout, sentir jusqu’au fond, et malgré tout, tendre la main. Non pour être sauvés, mais pour ne pas trahir ce qu’il reste de vivant en nous.

La fidélité, dans ce monde disloqué, est un acte de création. Une réponse obstinée au néant. Une forme d’amour qui ne se paie pas de mots, mais qui s’enracine dans l’épreuve. C’est elle qui me tient. C’est elle qui me relie. À mes morts, à mes livres, à mes terres perdues. À ce souffle ancien qui murmure encore, au fond de moi : « Choisis la vie. Même sans preuves. Même sans illusion. »

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