Nous nous trouvons alors un demi siècle avant la ruine de Samarie, capitale du Royaume d’Israël, le pays s’enfonce dans les révolutions de palais et la souveraineté nationale n’en est déjà plus une. Les dirigeants s’emparent successivement du trône ne faisant que courir auprès des nations étrangères pour établir leur fragile pouvoir. Quatre décades plus tard, le pays ne sera plus qu’une terre privée de la plupart de ses habitants.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, celui qui dit du peuple juif « Vous n’êtes plus mon peuple », n’est autre que le prophète Osée (Oshéa) lui-même. Il avait du mal à percevoir la nature pure et noble du peuple d’Israël à travers le déluge des désordres moraux dans lequel celui ci s’était enlisé. Il avait donc perdu tout espoir de le voir se réhabiliter un jour.
L’Éternel voit l’état du peuple et ne peut le laisser errer sans qu’il ne soit averti du désastre à venir, l’exil d’Israël. Mais aussi, pour le consoler, il fallait que soit rappelée la Miséricorde, laquelle trouve toujours une voie pour ceux qui se tournent vers Lui. Lorsqu’Osée reçoit l’appel de D.ieu, il se lève et marche à la rencontre d’Israël, et il rendra compte de cet appel en des termes dont la symbolique ne peut nous échapper.
Osée est envoyé vers un peuple rebelle et adultère. Adultère, car le peuple se tournant vers l’idolâtrie est comme une épouse se détournant de son mari. C’est d’ailleurs dans ces pages d’Osée que l’on trouve pour la première fois dans l’histoire du peuple sa présentation comme une « femme épousée », image si forte et si douce de l’Alliance qui fut reprise ensuite par d’autres prophètes.
Nos Sages nous racontent (Pessa’him 87a) que lorsque D.ieu s’adressa au prophète Osée en lui disant : « Tes enfants ont péché », au lieu d’implorer la Miséricorde divine et faire valoir qu’il s’agit des enfants bien-aimés de D.ieu, les descendants d’Abraham, Yitshaq et Yaakov, il se porta implacablement du côté de l’accusation, et s’exclama:
« Seigneur D.ieu, le monde entier t’appartient, remplace-le par une autre nation ! » Et c’est alors que D.ieu lui ordonna: « Va et unis-toi à une femme prostituée afin qu’elle te donne des enfants de prostituée, car ce pays se prostitue vraiment en délaissant le Seigneur. » (Osée 1,2) Quel est le sens de ce propos, de cet étonnant mais si réel mariage, de cette nomination, est-ce afin d’exhiber au peuple un tableau de ses agissements.
La Bible est un livre ardu, mais c’est un miroir de l’âme humaine, la vie du prophète est le reflet de la vie de ses contemporains. En définitif la surprise des concitoyens d’Osée ne devrait pas en être une car c’est le peuple qui, d’une certaine manière, se prostitue, oublie l’Alliance avec D.ieu. Ce que le prophète accomplit, c’est la mise en évidence des manières dévoyées de vivre. On se rend rarement compte de ses défauts, c’est sa propre expérience qui permet de voir les défauts. On connaît la parabole de la poutre et de la paille et le prophète renvoie au peuple Israël sa propre faiblesse.
Quand l’esprit perçoit, il est mis en relation avec ce qu’il perçoit. Il peut y avoir différents degrés de relation, parce qu’il y a différents degrés de sensibilité. L’esprit peut faire un usage grossier ou un usage subtil des sens, à la mesure de son éveil. Sa faculté d’expérience peut se raffiner ou être émoussée. La perception reflète ce que nous sommes, dans le sens précis où elle dépend de la clarté de la conscience et de l’attention. Il faut une clarté de conscience supérieure pour que l’esprit puisse appréhender la richesse et la profondeur du senti, mais une conscience qui ne soit pas restreinte par l’intentionnalité de la veille. Il faut que nous puissions faire taire un moment nos projections conceptuelles et émotives, être UN à l’écoute de ce qui est. C’est lorsque l’esprit devient immobile et silencieux qu’il peut se placer dans un état où le champ entier du sensible se trouve éveillé.
Percevoir d’une manière libre, désintéressée, de cette manière c‘est contempler. Une conscience qui est alourdie de son propre discours ne peut être sensible. Elle n’a pas l’innocence nécessaire à l’écoute de ce qui se donne à elle. Elle ne peut pas s’étonner, elle ne peut pas admirer.
Elle est noyée dans son propre verbiage et c’est ce qui la rend distraite. C’est seulement dans l’innocence de la perception que s’éprouve la présence à soi et la présence au monde.
La relation avec D.ieu serait une relation maritale. C’est un thème très important de la tradition prophétique et développé ensuite par la tradition juive. C’est D.ieu qui est au-dessus et qui octroie Sa grâce de la Vie, de la Liberté, de la Loi, de la Protection, du Pardon. Mais nous voyons déjà dans la Bible une allusion à une relation maritale : « Vous ne vous prostituerez pas après vos yeux et après votre cœur ». Le mot de prostitution est entendu comme l’infidélité.
Cet ordre pour le moins curieux et fort dérangeant fut cependant réalisé par notre prophète qui, malgré son âme sensible, se devait d’agir en bonne recrue, bien disciplinée. Et effectivement, « elle conçut et enfanta un fils ». Plus tard, « elle conçut encore et enfanta une fille ». Et de nouveau, « elle conçut et enfanta un fils » (8). Après avoir engendré deux fils et une fille, Osée reçut l’injonction de se séparer de sa femme ainsi qu’il sied à un Prophète, et ainsi que le fit Moshé également sur Ordre Divin.
Evidemment, il fut très pénible pour lui d’admettre d’emblée cet ordre de renvoyer la femme à laquelle il était attaché par les enfants qu’elle lui avait donnés. Mais D.ieu lui dit: « Vois donc, ta femme est une prostituée et tes enfants sont des enfants de prostitution. Tu n’es même pas certain qu’ils soient réellement les tiens. De même, les enfants d’Israël sont mes enfants bien-aimés, et sont les enfants d’Abraham, de Yitzhak et de Ya’acov, et tu me demandes de les remplacer par une autre nation ? » Le Prophète comprit alors son erreur et commença à implorer la miséricorde pour le peuple d’Israël, il se mit également à le bénir : »Il arrivera que la multitude des enfants d’Israël égalera le sable de la mer … » (Osée 40. 1)
Au peuple qui s’égare, le prophète doit adresser des discours sévères, prononcer des avertissements très graves quant à son avenir… Dans quel état d’esprit Osée peut-il être « la bouche de D.ieu » ? Il pourrait s’enflammer contre l’empressement auprès des puissances étrangères, l’attachement aux idoles, les relents de capitulation! Le réquisitoire qu’il prononce commence par un énoncé de la situation, à savoir l’état moral d’un peuple « privé de connaissance » et se poursuit en un sévère avertissement aux responsables, les principaux d’entre le peuple et les prêtres chargés d’instruire, de communiquer la parole de D.ieu. Mais il se termine par des paroles d’espérance, le rappel des promesses de D.ieu, le regard sur le D.ieu de bonté. Et ainsi la foi est fortifiée en tous ceux qui croient, car s’ils partageront le sort commun d’un peuple qui se fourvoie, ils parcourront ce chemin avec au cœur la connaissance de la bonté de D.ieu « qui demeure à jamais »
« Vous êtes les enfants du Seigneur votre D.ieu. » (Devarim 14, 1). Ce titre, évoque la souveraine élection pour Israël mais est-il dépendant de nos mérites ?
D’après Rabbi Méïr, quelque soit notre conduite, nous sommes appelés Fils de D.ieu. En effet, il est écrit: « Ce sont des enfants bêtes. » (Yirméyahou IV, 22).
Même lorsque nous perpétrons des fautes graves par bêtise ou par ignorance, nous restons les enfants de D.ieu. Il est aussi écrit : « Des enfants sans foi. » (Devarim 32, 21).
Même si nos écarts ne sont pas des erreurs involontaires, mais des actes manifestant une hérésie ouvertement formulée, nous restons malgré nous et malgré tout les enfants de D.ieu.
Qui plus est, « race de malfaiteurs, enfants dégénérés » (Yécha’yahou I, 4) : bien que nous soyons des enfants idolâtres, moralement dégénérés, nous restons encore et toujours les enfants de D.ieu.
Pourrait-on prétendre que nous sommes des enfants de moindre qualité, pour éviter toute méprise, le prophète précise dans sa bénédiction: »Au lieu de s’entendre dire : Vous n’êtes pas mon peuple, ils seront dénommés: les fils du D.ieu Vivant ! »
Ainsi la valeur des enfants d’Israël en tant qu’enfants de l’Eternel est inconditionnelle et inaltérable (Kidouchin 36a).
La colère et le profond désespoir du prophète ont disparu. Il s’était pourtant écrié: « Prenez-vous en à votre mère! Prenez-vous en à elle! Si elle n’est plus ma compagne, si je ne suis plus son époux. « . Osée reconnaît enfin que ce problème n’existe que dans l’ordre du présent, que l’avenir se montre déjà sous un aspect plus optimiste, et que la nation Hébreu reviendra à son D.ieu.
Cet ultime retour est inéluctable, il ne se produira pas cependant sous l’effet d’une sévère répression divine, mais sera le résultat d’une conviction intérieure profonde. « Elle courra après ses amants, et ne pourra les atteindre. Elle les cherchera et ne les trouvera point. Alors elle dira : Allons, revenons à mon premier époux, j’étais jadis plus heureuse qu’aujourd’hui. » (Osée 40, 9).
Israël se nourrissait de la joie des nations idolâtres; les Israélites voulaient s’identifier aux nations qui les entouraient.
Le prophète relève une pratique qu’ils avaient adoptée en évoquant ces « présents offerts dans toutes les aires à froment », faisant pense-t-on allusion à des pratiques idolâtres.
De fait, ils se congratulent les uns les autres de leur bonne fortune lors de la moisson, sans égard pour Celui de qui viennent les bienfaits ! Une pratique de tous les temps, connue ô combien encore aujourd’hui…
Pourtant Israël avait été enseigné autrement.
Israël comprendra enfin que toutes ces cultures étrangères tellement captivantes sont en fin de compte mensongères, que leurs plaisirs sont vains et passagers, et que le véritable bonheur réside en notre fidélité à D.ieu.
Nos Sages perçoivent d’ailleurs ce dernier verset comme un prototype de l’éducation et nous enseignent que la véritable éducation se réalise par la douceur, la compréhension et la conviction, et non par la violence.
Et l’amour entre le Seigneur et son peuple reviendra : « A cette époque, dit le Seigneur, tu m’appelleras: mon époux. » (18). « A cette époque, Je ferai un pacte … arcs, épées, tout attirail guerrier, Je les briserai dans le pays, et Je ferai en sorte que chacun y dorme en paix. » (20).
« Alors je te fiancerai à moi pour l’éternité; tu seras ma fiancée par la droiture et la justice, pour la tendresse et la bienveillance; ma fiancée en toute loyauté, et alors tu connaîtras le Seigneur. » (21-22).
Ces trois expressions de fiançailles sont prononcées par le Juif chaque matin lorsqu’il met ses Tefillins et entoure son majeur des trois tours de lanière, évoquant ainsi trois bagues de fiançailles.
La pratique politique, plus pourvue d’Osée, a guidé ce prophète vers une reconsidération pénétrante de l’Histoire hébraïque, sa prophétie comprend toute une philosophie de l’Histoire.
L’ensemble de cette sagesse, si nourrie, si évocatrice, se centre dans la prophétie d’Osée autour d’une image principale: le symbole conjugal de l’Alliance.
Dans cette dernière, D.ieu et Israël sont unis comme l’époux et l’épouse. Image évoquée par Amos, un autre prophète mais qu’Osée récupère avec toute la frénésie et l’exaltation, avec toute la poésie enflammée du Cantique des Cantiques.
S’y associe une insupportable épreuve personnelle, que D.ieu lui impose de telle sorte que la vie familiale et privée du prophète devient elle-même un signe et un symbole de l’Alliance.
Les deux premiers chapitres du Livre d’Osée sont consacrés au développement suivi de ce thème: c’est une des hautes pages de la Bible. La poésie et le réalisme y sont au service de l’austère vérité prophétique.
Ainsi l’aventure familiale vécue par Osée symbolise l’Histoire du peuple tout entier. Osée est un de ces prophètes dont la vie elle-même, et non seulement la parole, est au service de D.ieu.