DE LA MATIERE OU DE L’ESPRIT

by Rony Blog

L’étude hisse l’homme au plus haut niveau de spiritualité et génère en lui un bouleversement et une révolution profonde qui, plus tard, s’affirmeront dans ses actions. En effet il est impossible de s’identifier à une idéologie sans
utiliser ses acquis moraux et intellectuels. L’étude est donc en elle-même une valeur, et elle contient de plus une «valeur ajoutée» en ce sens qu’elle conduit à l’action.
L’homme est un être triple, par son corps il est engagé dans le faire, par son esprit il est engagé dans la pensée, par son âme il est engagé dans l’Etre. Cette triade n’a de sens que comme une totalité irréductible, il n’est pas possible d’y pratiquer une distinction sans aussitôt opérer une mutilation.
On cite en exemple le cas d’un professeur d’université qui enseignait le judaïsme sans pratiquer ce qu’il enseignait. Devant la perplexité de ses élèves, il se mit à leur expliquer que, de la même façon qu’être professeur de mathématiques n’impose pas d’être triangulaire, l’étude du judaïsme n’implique pas forcément sa mise en application! Pour cet enseignant, le revenu de l’étude se concevait exclusivement comme un enrichissement spirituel.

Par contre en Israël, un général lit Yehuda Halevy et le médite, on lit les textes et on défriche le Néguev. Rappelons-nous de ce dessin largement publiée où l’on voyait le pétrole jaillir du désert d’un chandelier à sept branches. Très belle image qui, en elle-même, résume cette synthèse possible d’un plan mystique et d’un plan pratique.
Le refus ou l’évitement de toute implication choisie et volontaire – car nous sommes impliqués de fait par le cours des choses – est déjà un abandon au vide, glissement morbide et létal vers le néant et l’asservissement. L’implication consciente et méthodique n’est rien d’autre que l’intervention du pouvoir de l’individu à manifester son droit de cité, sa citoyenneté à l’égard de l’état mais aussi vis-à-vis du monde. C’est là que l’implication est engagement à peser dans la balance des décisions et de la conduite de l’existence collective.
Certains philosophes prétendaient que l’étude serait le fondement de toute démarche spirituelle, tandis que l’action se limiterait par définition à la sphère matérielle. Or le judaïsme n’accorde-t-il pas toujours la prééminence du spirituel sur le matériel? Notre culture occidentale, fidèle héritière de Platon et d’Aristote, range sans davantage y songer, la matière du côté du physique, de l’extérieur, de l’utile, du terrestre, du pratique et du mortel, et la spiritualité du côté de l’immatériel, de l’intériorité, du désintéressé, du céleste, de la contemplation et de l’éternel. Ainsi certains opposent un au-delà des idées immuables, existant depuis toujours et pour toujours à un ici-bas des objets corruptibles, ayant un début et surtout une fin. Le sens de la vie de l’homme et la seule voie qui réaliserait son essence sont illustrés par l’allégorie de la caverne. L’homme commencerait son existence en tant que prisonnier dans la matière. Son regard est tourné vers l’extérieur, domaine des ombres qui apparaissent et disparaissent sur le mur en face de lui. Les objets qu’il voit sont des objets fabriqués, issus de la matière, et de ce fait à la fois fragiles, inertes et périssables car dépourvus d’une âme, et donc de permanence. Le but de l’existence de l’homme est de retrouver son intériorité, perdue de vue dans l’obscurité de la caverne. Il devra faire un retour sur lui-même, chemin allégoriquement représenté par la sortie de la caverne et son ascension vers le domaine des idées. Il devra contempler son âme au plus profond de lui-même, domaine représenté par la figure du soleil qui lui permettra de voir le réel tel qu’il est vraiment, et non des bribes de réel enchâssées dans des représentations déformatrices et fallacieuses. Cette dichotomie entre matière et spiritualité se reflète dans notre conception de ce qu’est l’intelligence. En effet nous distinguons entre une intelligence opératrice et mécanique d’un côté et une intelligence intuitive et consciente d’elle-même et de l’autre.
Nous trouvons une réponse particulièrement réfléchie à ce dilemme: l’objectif de l’homme sur terre est de parfaire l’histoire humaine dans le monde ici-bas, qui est aussi nommé par les Kabbalistes, le monde de l’action. Quant au monde de la Vérité, celui du spirituel, il existe déjà dans sa perfection, sans toutefois être accessible. Notre rôle est justement d’imprégner notre monde terrestre de spiritualité par le biais de nos agissements, afin de l’améliorer et l’élever au-dessus de sa condition matérielle. Autrement dit: les anges sanctifient le nom divin dans les cieux mais nous, êtres de chair et de sang, devons le sanctifier sur terre.
Les termes « matière et spiritualité » sont généralement compris comme antonymiques. Ils s’opposent comme « extérieur et intérieur, inanimé et animé, inerte et vivant ». Ainsi la spiritualité est pensée comme étant avec l’homme et en lui depuis l’aube de son apparition, alors que la matière – action est seconde. La spiritualité serait l’essence de l’homme, manifeste ou cachée selon le cas, sa dignité et son but ultime. La matière – action au contraire serait une forme d’aliénation, une manière pour l’homme de s’égarer dans autre chose que lui, de se perdre de vue et de tomber – chute originelle s’il y en a – dans la matière morte au lieu de se tourner vers la vie qui l’anime, son Dieu, contexte culturel au sein duquel on le somme de retrouver le bon chemin.
Néanmoins cette opposition entre matière et spiritualité ne va pas de soi et appelle à un examen plus rigoureux. Car si la spiritualité fait partie de l’existence humaine depuis le début, il en va de même pour la matière. Si l’homme a toujours adoré le divin, il a également toujours fabriqué des outils.
La torah vient nous mettre en garde contre toute attitude exclusivement contemplative, car la contemplation doit avoir pour vocation de se révéler dans le monde de l’action, seul univers à notre portée, dans lequel il nous est possible de procéder à la réparation des mondes. Même s’ils comptent parmi les plus épris de torah, les plus érudits et les plus Sages, les étudiants assidus des textes sacrés doivent faire valoir leur étude dans le domaine concret: elle ne doit en aucun cas devenir un prétexte pour se dérober à leurs responsabilités face à l’humanité ou face à Dieu.
Le « contemplatif» risque d’être un déserteur de l’action bien souvent, il risque de se trouver de bonnes excuses, de se laver les mains de ce qui se passe au niveau de l’action, de donner des excuses honorables à sa peur de vivre. Inversement l’homme d’action, s’il se coupe de la sagesse, de la vérité contemplative, risque de perdre dans l’opacité de l’événement le sens qui, justement, l’éclaire – et souvent l’homme d’action, en effet, ne s’en prive pas! Que de frénésies aveugles justifiées après coup – et mal, et sans aucune bonne foi …
L’homme vital a placé ses valeurs dans le corps et en conséquence, il s’est fait une existence matérielle qui délaisse l’esprit et l’âme. L’homme mental a placé ses valeurs dans l’esprit, il place sur un plan élevé la valeur de la culture, le savoir, la réflexion et les œuvres de l’intelligence. Il peut délaisser largement le soin apporté au corps et n’avoir que fort peu de souci de l’âme, auquel cas il devient un pur intellectuel. Nous connaissons bien en occident ce type humain qui a souvent les faveurs de nos médias. L’homme spirituel s’est entièrement tourné vers l’âme. Il peut se détourner assez facilement de l’attrait de ce qui se rapporte au corps et de la culture de l’esprit. Il devient en ce cas un ascète religieux consumé par le désir de trouver Dieu.
De façon peut-être unique dans l’histoire des idées, la tradition mystique juive nous amène à penser que tous les termes que le langage est amené à opposer, en raison des nécessités verbales d’abstraction, d’une part, en raison de la faiblesse de la nature humaine, d’autre part, qui ne peut pas concevoir tout à la fois, que ces réalités que le langage morcelle sont unies dans leur source et dans leur nature essentielle, en Dieu.
Le problème de la contemplation et de l’action: ce sont deux aspects de la voie unique de justice, et leur séparation est une tentation, un piège naturel, le piège de l’apparence, le piège de ce morcellement que nous sommes amenés à introduire dans les choses de par notre faiblesse, de par les nécessités du langage, de notre vision du monde et, par là même, de l’action.
Les textes qui font appel à l’effort de l’homme, ils font appel au tout de l’homme. Toutes nos forces sont mobilisées dans cet effort pour aimer le Dieu dont on vient de proclamer l’unité, et non pas seulement une faculté isolée.
Une mise en garde contre ce que nous pourrions appeler, avec notre vocabulaire moderne, une espèce de complaisance narcissique à la contemplation et qui nous permettrait, avec un bon alibi, d’éluder les nécessités de l’action.
La contemplation devra nous rendre plus humains, plus aptes à rejoindre nos frères dans l’action, à fraterniser avec eux. Elle ne doit pas être complaisance et délectation narcissique. Ce qu’elle n’est pas par essence, par fonction, mais qu’elle risque toujours de devenir. Disons en termes aristotéliciens que ce n’est pas son «.essence », mais son « accident essentiel ».
Dans l’inspiration hassidique, toute action extérieure devrait être soumise à l’intériorité qui lui donne un sens et qui empêche qu’elle s’égare dans le morcellement de l’extériorité. La vie quotidienne elle-même, soumise par nature à la force de la « la hitsoniuth » qui disperse et égare, doit être éclairée et sauvée par là penimiuth c’est-à-dire, par l’intériorité.
Le fossé entre contemplation et action est aussi expression de cet abîme entre le ciel et la terre, et cela sous-entend que celui qui contemple le ciel, s’il oublie la terre, fuit la terre et déserte une mission essentielle.
M. Edmond Fleg dans son Moise raconté par les sages, où Moïse, au moment de sa mort, reçoit de Dieu une grâce ultime, c’est d’entrevoir le temple de l’avenir, sur le parvis duquel le Messie monte la garde; et Moïse s’écrie: « Est-ce le temple du ciel ou celui de la terre ? » Le Messie lui répond : « Moise, mon frère, c’est le temple du ciel que bâtira la terre.»
Cette idée donc se fait jour, qu’il appartient à l’homme de rétablir l’unité, de réincarner la vérité céleste, de combler la fissure naturelle – fissure qui est devenue naturelle par suite de ce que l’on peut appeler la faute – et que cette tentation du choix ne peut être dépassée que par la continuité d’un immense effort dans le temps.
Un temps hébreu qui lui est rédemption active. Bergson, que nous pensons être très juif en cela, disait que « le temps est jaillissement continu d’imprévisible nouveauté », que « le temps ne serait rien s’il n’était invention et création. »
La Contemplation et l’Action, ces deux échappées sur la vérité peuvent s’aliéner dans le mensonge dès lors qu’elles perdent leur unité et leur complémentarité essentielles. Elles sont les deux pôles de l’efficace humaine, et cette efficace est brisée dès lors qu’un des pôles s’isole de l’autre.
Il ne suffit pas de dire le « Shema », de proclamer l’unité divine chaque jour; l’unité divine doit se vivre dans l’effort humain pour l’actualiser. La contemplation pure peut être, comme nous le disions tout à l’heure, narcissique, ou abolir l’efficace dont nous sommes porteurs. L’action pure est souvent aveugle, affirmation de soi plus ou moins animale. La contemplation active et l’action éclairée sont la mise en œuvre de toutes les forces de l’homme vers la vérité.
Il appartient à Israël de rappeler à tous les peuples de la terre cette révélation humaine à laquelle ils participent tous. C’est pourquoi du reste dans cette fonction de rappel, Israël est si souvent mal accueilli, mal reconnu. Il est mémoire, il est rappel, mémoire de la contemplation dans l’action, et des nécessités de l’action dans la contemplation. Il est contemplatif dans l’action, actif dans la contemplation, car il est, même lorsqu’il a des défaillances, le signe vivant de l’unité. Sa conscience est sans cesse en éveil, et c’est pourquoi peut-être quelque chose, une force obscure, a porté nos sages à se poser cette question fondamentale, à laquelle l’accule le spectacle du monde. Le judaïsme, comme l’écrit Heschel, « est le souvenir de Dieu dans la forêt vierge de l’oubli ».
L’action qui enrichit le monde spirituel, de celui de l’homme individuel, de la famille, de l’état et des autres institutions sociales, comme celle qui accroît le monde des biens matériels, artistiques et techniques, et les transforme pour le bien spirituel et matériel de l’homme, passent immédiatement par une action extérieure et même par des instruments matériels. Cependant tous ces biens sont radicalement des biens de l’esprit, parce que les uns et les autres s’enracinent dans la vérité et le bien, qui les alimentent. Ils y puisent non seulement leur existence, leur raison d’être, mais aussi leur orientation, dans l’intériorité de la contemplation de l’intelligence, et par la force créatrice de la volonté libre.
L’intelligence humaine se distingue par sa saisie des sens, par le fait que les signes (mots, gestes, images, pensées) ont un contenu, ou en langage de la linguistique, que la syntaxe qu’elle utilise a une sémantique. Sortir de la caverne, cheminer vers son for intérieur, est un voyage vers d’avantage de sens. C’est développer la capacité intuitive de l’homme de percevoir des relations entre les choses et les idées, d’approfondir sa relation en tant que partie au tout qui est le monde autour de lui, et c’est avant tout développer ce qui différencie l’intelligence d’un cerveau par rapport à l’intelligence algorithmique : la conscience de soi. Sortir de la caverne, c’est faire l’expérience de davantage de sens par une expérience du soi. Un ordinateur n’a pas de soi. Il sait, mais ne sait pas qu’il sait, alors que l’homme sait qu’il sait, et encore plus remarquable, sait qu’il ne sait pas.
C’est pourquoi bien des gens conçoivent la matière comme le contraire de la spiritualité : alors que la technique est mécanique et aveugle, la spiritualité est vivante et consciente.
L’unique objet de la spiritualité est le Soi, alors que la matière est toujours un objet ou un autre. Ainsi la matière entretient-elle l’homme dans un état d’ennui et d’inquiétude, elle est un divertissement qui laisse l’homme seul dans un vide au lieu de le laisser seul avec sa propre plénitude. La spiritualité écarte la solitude puisque elle met la conscience dans la seule relation authentique : la relation avec elle-même. On choisirait donc toujours entre deux chemins : un chemin de la matière, qui nous éloigne de nous-mêmes et nous perd dans l’inauthenticité (voilà une conception bien postmoderne de la condition humaine !) et un chemin de la spiritualité qui nous éloigne du monde moderne aliénant et matérialiste et nous ramène à notre source d’être, à notre Soi. Vue sous cet angle, le matérialisme est un mal ; il est une entrave au développement spirituel de l’homme, entre l’homme et l’homme il entrepose en trompe-l’œil ses objets scintillants et morts.
C’est à nous de parachever le processus de Création, en y apportant notre contribution personnelle, dans la réalité, en adéquation à la volonté divine. Le mal et le désordre existent dans le monde de réalité quand il s’est éloigné du monde de vérité. Le Créateur du monde nous a accordé les moyens d’acquérir le mérite de revenir à la vérité en combattant le mal et le désordre qui règnent sur la terre de la réalité, et grâce à nos efforts, le monde atteindra graduellement sa perfection maximale. Tout est prêt, tout a été créé par Dieu, par altruisme absolu, Il nous a dédicacé le plus grand des mérites: rajouter au monde la dernière touche, celle de lui faire atteindre la perfection grâce à l’effort de l’homme.
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