LES TERRORISTES DE LA ROUTE

by Rony Blog

Souvent, on a l’impression que les gens se « transforment » dès qu’ils sont derrière le volant. Une personne calme et charmante peut soudainement devenir un acharné du klaxon et des déboîtements.
En fait, la situation de la voiture est paradoxale : on se retrouve dans un espace privé, un chez soi… au milieu des autres. Au lieu d’essayer de cohabiter, on va vivre les déplacements des autres voitures comme une intrusion, et on hésitera d’autant moins à l’insulter que l’on se sent protégé, dans un cocon.
Les publicités ne sont pas étrangères au changement de comportement inhérent à la voiture : outre les classiques valeurs « mâles » que certains spots véhiculent, les publicités vantent la voiture comme outil de liberté : pas question de voir entraver cette liberté (chèrement acquise) par le conducteur d’à côté qui ne vous cède pas la priorité !


L’image a une immense influence sur des esprits piteux et à l’abandon; elle procure des nouvelles sensations qui viennent agrémenter l’ennui d’une génération sacrifiée, sans objectif, sans goût et sans vraie passion. L’environnement d’une exultation contrefaite sauvegardée par nos télévisions, le projet constant de la dérision sape par avance le sens du réfléchi et impose l’autoritarisme du ludique et du divertissement. Quand on est manipulé massivement à respirer dans la liesse des petits plaisirs, on vit dans un rêve entretenu, on voit la vie comme un clip vidéo. On n’a pas les pieds sur terre et on perd le contact avec le réel.
Soyons lucide : les accidents de la route restent l’une des tragédies les plus mortelles du moment.
Pour lever le voile sur le sérieux de cette information, il nous faut invoquer une seule donnée: depuis la création de l’Etat d’Israël, le nombre d’Israéliens tues sur les routes est supérieur à celui des victimes durant toutes les guerres d’Israël

Une majorité de ces conducteurs peut se targuer du titre de « chauffards », en vrai ils ne sont rien de plus que de véritables meurtriers, et ce réquisitoire est mûrement réfléchi.
Car voyez-vous le Talmud distingue un homicide volontaire qui est passible de la peine de mort d’un homicide involontaire où l’auteur, pour fuir les représailles des parents de la victime, doit s’enfuir vers l’une des villes dites «de refuge»
Le Traité talmudique Makot cite le cas d’un homme qui, lançant des cailloux dans un lieu public, blessa involontairement des badauds.
Quelle est la loi?
Le Talmud nous dit que s’il lance ces cailloux dans un lieu utilisé ordinairement au va et vient des habitants, il devient condamnable de par son geste, purement criminel, et ce, malgré le fait qu’en opérant de la sorte il n’ait nullement prémédité un moindre mal à qui que ce soit. Selon le droit rabbinique, au vu et su que des personnes cheminaient fréquemment en ce lieu, il devenait fautif de cette imprudence meurtrière quasi volontaire.
Par contre s’il lance des cailloux dans un secteur pratiquement isolé, il ne sera jugé que comme un criminel involontaire. Mais si cet endroit se trouve à l’écart de toute fréquentation humaine, et que d’aucun ne saurait être là ni même supposer l’être, notre lanceur de cailloux, dans ce cas précis, se verrait dégagé de toute responsabilité, car ceci serait un cas de force majeure. Ainsi il est un état intermédiaire: celle d’un criminel «involontaire presque volontaire»!

Maïmonide (Lois sur le meurtre, VI) nous rapporte les mésaventures d’individus peu soucieux de prendre les précautions suffisantes et de prévenir ainsi toute perte en vie humaine. Nous voici donc confrontés à des situations bien plus graves qu’un homicide involontaire (sanctionné par le bannissement dans la ville de refuge), mais moins fatal qu’un homicide volontaire qui aurait été sanctionné par la peine capitale: exemple, une personne opérant des travaux de démolition sur la voie publique et qui, sans faire exprès, aurait entrainé l’effondrement d’un mur qui causa le décès de plusieurs badauds. Ce constructeur est incriminable de négligence meurtrière, il lui aurait fallu examiner très scrupuleusement et circonscrire le chantier, conscient des dangers inhérents aux travaux. Le criminel involontaire mais quasi volontaire ne jouira pas des villes de refuge, et ne pourra donc se soustraire à une vengeance éventuelle de la famille de ou des victimes.
Est responsable celui qui assume un contrôle de ce qui est sous sa responsabilité dans son environnement matériel, dans son milieu naturel, qui sauvegarde les individus vis-à-vis desquels il répond moralement.
Je suis responsable si le vase s’est cassé, si je l’ai mis trop près de la fenêtre et qu’un coup de vent l’a renversé.
Je suis responsable des rejets toxiques que je répands dans la nature.
Je suis responsable de mes enfants, tant qu’ils sont encore mineurs.
La responsabilité est individuelle, mais se développe de proche en proche parce que dans le monde de la vie, rien n’est dissociable ; tout est relié.
La responsabilité prend place dans l’unité et elle a d’emblée une dimension morale.
Être responsable, c’est garantir et devoir cautionner ses actes, ce qui veut dire qu’il n’y a de responsabilité que par rapport à un devoir-être.
On dit que l’on porte la responsabilité, ce n’est assurément pas un poids matériel, mais le poids d’une nécessité, d’un devoir que nous devons combler à l’égard de tout ce qui nous fut prêté et que nous devons surveiller.

Apres cette étude succincte, quelle inculpation soutiendrions-nous à l’encontre d’un chauffard qui roulerait à grande vitesse au sein de la cité, sans même pouvoir estimer sereinement la présence, oui ou non, de piétons engagés sur la voie publique? Sans aucun doute il sera identifié comme «criminel involontaire presque volontaire» car toute personne responsable doit envisager et présumer des différentes situations possibles et envisageables.
Selon l’avis de Nahmanide, même un criminel involontaire est, d’une certaine manière, passible de la peine de mort pour faute d’imprudence. On peut donc comprendre le désir de représailles du «vengeur familial », et ce, même si finalement, la Torah a eu la miséricorde d’offrir au meurtrier une issue pour sa situation complexe et douloureuse.

La question est d’autant plus délicate, que nous ne pouvons pas seulement nous en tenir à des intentions et que nos actes dépassent nos intentions.
Quand se produit un accident, nous pouvons toujours dire : «Je ne l’ai pas voulu, ce n’était pas mon intention ». «Je ne l’ai pas fais exprès ». Nous nous refusons à reconnaître notre responsabilité dans l’homicide.
Toutefois, les choses sont ce qu’elles sont, notre action nous a engagés et nous sommes mêlés au flot du devenir. Que nous vivions comme des ignares quant aux conséquences de nos actes, ne peut en aucun cas les empêcher de survenir.

Il est matériellement impossible de ne pas faire. Le seul fait de respirer est déjà une action.

Il serait souhaitable de bien mesurer toutes les conséquences de nos jugements, mais ce répit ne nous appartient que de temps à autre. Nous ne pouvons pas attendre d’avoir une vue panoramique de toutes les conséquences, car l’urgence nous impose parfois des décisions rapides et une connaissance complète de toutes les conséquences est une chose qui est humainement impossible. De sorte que seul un être moral serait capable d’appréhender la responsabilité de ses actes, évitant ainsi toutes négligences et toutes insuffisances.

L’une des grandes sommités du judaïsme espagnol, Rabbenou Asher sur¬nommé le Rosh qui vivait au moyen-âge, nous relate l’histoire d’un jeune marié qui, trottant sur son cheval, fut désarçonné par un geste malheureux et hâtif de son garçon d’honneur, cavalant à ses côtés. Le préjudice occasionné au marié fut estimé à trois cents pièces d’or. Devant le tribunal, le garçon d’honneur affirma que l’incident s’était déroulé dans le domaine public et donc le jeune marié aurait dû être prudent et prêter gare à tout dommage potentiel.
Rabbenou Asher jugea que cette thèse ne tenait pas la route car si l’on se réfère au Talmud, il est explicitement désavoué, voire défendu, de courir ou d’agir avec précipitation dans le domaine public. Tout individu doit rester maître de ses mouvements et de ses gestes afin d’éviter tout accident. La responsabilité de l’accident fut finalement assignée au garçon d’honneur devant ainsi dédommager l’infortuné marié, et qui plus est, le coupable considéré comme fautif par négligence, obligé de rembourser tous les frais entraînés par l’accident. (Responsa du Rosh, alinéa 101, codifié dans le Shoulkhan Aroukh, Hoshen Mishpat, alinéa 378).

En clair, celui qui circule en voiture à une vitesse exagérée risquant ainsi de perdre totalement le contrôle de son véhicule, est un délinquant fautif d’une imprudence criminelle.

Selon l’estimation du Rav Ovadia Yossef, la vitesse maximale d’une automobile engage considérablement à plus de danger que, selon l’exemple précité, cavaler à grande vitesse. Selon lui, un chauffeur responsable d’un accident mortel dû à un excès de vitesse ou à toute autre infraction au code de la route, est considéré en tous points comme un criminel «involontaire presque volontaire» (Responsa Yehavé daat, Vol. V, ali¬néa 16).
La majorité des accidents de la route, dont nous sommes témoins aujourd’hui, sont surtout la conséquence d’une infraction au code de la route.

Et le tribut payé par la société à cause de ces infractions est très lourd: chaque année, on dénombre en Israël 20 000 blessés graves dont 5000 restent invalides, et entre 400 à 600 tués, parmi lesquels nous comptons beaucoup de piétons et d’enfants.

Dans la plupart des responsa de nos Sages, la voiture est assimilée à une arme dangereuse remise entre les mains de tous et de n’importe qui. Si l’arme est utilisée de façon aventureuse et cause la mort d’un être humain, le coupable est bien plus qu’un meurtrier involontaire, ce qui est déjà en soi suffisamment grave.
Cette insouciance dont nous sommes les témoins sur les routes de notre pays est assurément l’indice d’une dégradation des rapports entre les êtres dits « humains ».
L’apparition de l’empire exponentiel de la technique, sa mise à la disposition de chacun, réclame que nous saisissions avec plus de lucidité les effets de nos actions. À l’avenir, ce qui engendre le concept de responsabilité de l’homme ne peut se borner au seul tracas de la protection de ses proches, dans son entourage immédiat.

La responsabilité doit prendre en compte l’humanité tout entière et s’attacher à la préservation de la vie au sein de la Nature.

Ce qui est totalement nouveau, c’est la prise de conscience, pressante et nécessaire, de la valeur de la responsabilité. Nous avons enfin compris que la responsabilité tout à la fois ramène vers le soi, tout en engageant aussi la non-séparation de fait de toutes les existences au sein de la Nature.
Il n’y a de véritable responsabilité que sur la base d’une conception globale et toute approche partielle du réel ne peut donner lieu qu’à une reproduction trompeuse de la responsabilité.

Nous ne pouvons plus mandater la responsabilité, elle intéresse chacun, en tant qu’individu, en tant que parent, en tant que citoyen d’un Etat et en tant que citoyen du monde.

Si ma vie est lucide, j’en suis garant, car c’est bien moi qui détiens entre mes mains les rênes de mon existence.
C’est de la mauvaise foi que de vouloir se racheter aux dépens des autres, de la famille, la société ou l’État.
Nul autre que moi ne saurait être à ma place, juger, estimer, m’engager pour une cause ou à m’investir dans quoi que ce soit à ma place.
Cela, ne découle que de ma propre responsabilité, de ma préoccupation à assumer mon existence.
Je suis l’obligé de ce que je réalise, je n’ai pas seulement l’initiative du choix, mais au-delà, je devrais aussi en subir les répercussions qui seront inévitables.

D’autre part, une entité n’est pas dissociable des autres entités.
Mes proches sont une part de moi-même, autrui, même lointain m’est encore proche, autrui est mon frère humain, comme la création dans sa cohérence est aussi mienne d’une certaine manière.
Quand je me pavane sur la plage avec des t-shirts faits en Thaïlande par des enfants qui travaillent 12 heures par jour pour fabriquer ces t-shirts sur des chaînes, je ne peux pas dire que cela ne me concerne pas. Je les ai indirectement payés et je suis donc entièrement compromis dans leur exploitation.
Tout chauffeur s’essayera au respect de lui-même et de son prochain en toutes circonstances, se conduira envers autrui avec indulgence, patience et amabilité, pareillement sur la route et dans la vie quotidienne.

Au volant de son intérieur sur quatre roues, il aura continuellement à l’esprit la valeur que le Judaïsme octroie à la vie, et acceptera que le respect de la vie humaine ait sa raison d’être dans l’ensemble des domaines de l’existence.

Nous constatons qu’il y a un sens ontologique à responsabiliser l’être humain, sinon cela voudrait dire tout simplement nous renier nous-mêmes en tant que personne, contester la potentialité qu’en chacun de nous existe une conduite éthique, alors même que toute société la prophétise et que chacun, en son for intérieur, le plus souvent l’exige.
L’éthique, quelle que soit sa forme, reconduit droit au principe de la responsabilité.
Conduire selon les règles du code de la route instaure, d’une certaine manière, un service divin et un défi: celui d’abord de savoir tenir compte de notre prochain, puis d’assimiler une certaine discipline sociale.
Lorsque nous aurons assimilé le principe selon lequel le code de la route fut rédigé avant tout dans le souci de notre bien à tous, alors beaucoup d’accidents pourront être évités et beaucoup de vies épargnées.
C’est par un manque énorme d’énoncé de notre amour qu’il nous faille dénoncer cela dans le langage de l’intellect et invoquer la responsabilité.

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