L’homme a délaissé ses sources et ne perçoit plus la suave pulsation de vie qui le soutient et l’associe au souffle Divin. Nous nous sommes égarés vers une appréciation altérée de nous-mêmes mais restons les captifs de nos identités virtuelles qui nous séparent de l’Harmonie universelle.Nous nous sentons exilés, dépossédés de la Source de Vie et expulsés du Paradis… Depuis l’aurore du règne de l’Humanité, de toutes les manières, nous essayons irrémédiablement de nous rapprocher de cette céleste partition afin de regagner notre être total et notre rang dans l’hymne à la Vie, à l’origine des commencements.
Selon nos maitres, la prescription originale du Nouvel An juif concerne les sonneries du Shofar. Que signifient ces sensations liées aux tonalités de cette corne de bélier dans laquelle nous soufflons, si solennellement, dans les synagogues à l’occasion des deux premiers jours de la nouvelle année du calendrier hébraïque?
Maïmonide assure qu’il s’agit là d’un Décret divin, impénétrable à tout entendement humain. D’après la Torah, la pensée logique et l’intellect ne sont pas les instruments uniques déposés entre nos mains pour essayer de comprendre la réalité. Nombres de facultés se trouvent en deçà de l’intelligence – par exemple l’imagination, la volonté ou le sentiment – et il en est d’autres se trouvant au-dessus de cette intelligence, comme l’Esprit divin.
Ne soyons guère impressionnés s’il existe des concepts que l’homme ne sait point appréhender raisonnablement dans toute leur intensité.
L’une des fonctions pour y arriver est l’expression allégorique, qui selon Maïmonide attise notre intérêt et nous provoque moralement. De ce fait, les voix du Shofar recèlent de multiples effets qui, pour la plupart, ne sont certainement pas identifiables par l’intelligence humaine.
De nombreuses traditions consacrent l’origine de l’Univers et la genèse du Monde révélé au Verbe divin: la Conscience absolue, immuable et fixée dans une éternité sans espace. Le Verbe créateur se manifesta, issu de lui-même, sous une impénétrable impulsion surgie d’au-delà du temps.
Ce timbre essentiel, proféré dans le Souffle divin, projeta l’Incommensurable dans le temps et l’espace, octroyant délivrance à la matière même de la Création. Nous sommes certainement composés de cela, une grande pulsation alternative dès les origines qui serait l’essence même de notre existence et le support de notre conscience.
Face à ces interrogations il existe deux dissidences, risquées toutes les deux, qui composent d’une certaine manière deux positions extrémistes et insidieuses.
D’après la première, l’individu possèderait les capacités indispensables à toute compréhension. Cela voudrait dire que seul le rationnel serait tangible: ce que l’homme ne peut comprendre n’existerait pas.
L’autre déviation nous autoriserait à considérer que l’on ne peut rien approfondir et que tout reste énigmatique, or il est évident que les ordonnances de la Torah interpellent notre intelligence par tous les moyens.
Par ailleurs, il subsiste au sein du juste équilibre un espace en lisière de ce qui est discernable par l’intellect, et ce qui est au-delà de lui-même. Maïmonide dédie une part considérable de son « Livre des Egarés » à ce qu’il nomme le sens caché des enseignements, et poursuit que l’homme ne peut aspirer à déchiffrer et entendre l’ensemble des prescriptions, particulièrement, celles plus complexes se référant aux cendres purificatrices de la vache rousse.
Indifféremment, il n’est guère facile d’appréhender naturellement toutes les sagesses d’une loi qui exige de s’emparer d’une corne de bélier et d’y souffler maintes fois, selon des temps et des tons composites.
Maïmonide interprète l’unique explication raisonnable et s’autorise à dire que le Shofar vivifie l’âme humaine.
Ce son primordial serait-il l’origine, le substrat de l’univers. D’une simple vibration, d’une onde acoustique suprême, naitrait la cohérence du monde exprimé qui s’en sustenterait et conserverait ainsi son équilibre, maintenu sur le fil de cette onde sidérale jusqu’à ce qu’elle s’introduise dans l’infini et qu’elle retourne à sa Source, au terme d’un souffle Divin.
Nous, êtres humains, sommes-nous constitués de matière pénétrée de ces sons de Vie issus du Souffle et du Verbe Divin ?
Sommes-nous une note originale dans la symphonie de l’Univers et notre conscience individuelle s’inscrit elle sur les harmoniques d’un chant céleste ?
Durant son existence, l’Homme est principalement l’objet d’un train de vie qui ne lui autorise aucune liberté, surtout celle d’une remise en question concernant l’esprit de son histoire personnelle.
Or à Rosh Hashana, le Shofar parvient à nous soustraire de cette léthargie indolente. À la faveur de ses sons si troublants et si cristallins, il agite notre être et nos sentiments.
« Le Shofar peut-il retentir dans la ville sans que le peuple ne soit pris de tremblements » remarque le prophète.
Cet objet singulier, venu du fond des âges, provoque en effet un renouveau au sein même des créatures que nous sommes et nous oblige à dépoussiérer notre véritable personnalité si naturellement noble.
Il fut un temps où la pensée humaine, la parfaite pédagogie, se devait de prescrire et de reproduire sur l’individu une conduite qui lui était foncièrement étrangère. Il s’agissait là d’une opinion qui tenait le haut du pavé en Occident jusqu’au 19eme siècle.
Par la suite certains esprits révoltés, comme Jean-Jacques Rousseau, prouvèrent que cette théorie était erronée et inepte: éduquer veut dire délivrer l’homme de ses inclinations malveillantes, de son obscur penchant et permettre à son intériorité d’éclore. Lorsque l’homme se manifestera dans sa forme et son esprit le plus naturel, son initiation prospérera.
Il s’agit ici d’une approche optimiste où l’être humain est essentiellement altruiste, alors que l’Humanité, la société agencée et l’ordinaire humain déforment son âme. Cette théorie est similaire à celle de la Torah: « D.ieu créa l’Homme impeccablement, parfaitement », annonce la Bible dans les premiers chapitres de la Genèse.
Nous devons donc, de temps à autre, soutenir l’être humain à se décharger de la domination de certaines emprises fatales. Ainsi Rousseau disait: « Toute chose est bonne au moment où elle sort de la main du Créateur, alors qu’elle se détériore une fois parvenue dans la main de l’Homme ».
De ce fait, l’éducation authentique de l’enfant réside dans la découverte de sa nature propre. Il n’est nullement question d’une formule élémentaire de pédagogie, certainement très séduisante au demeurant pour l’enseignement scolaire actuel.
Cet examen nous entraine bien au-delà. Il se propose de reconsidérer intégralement l’ensemble des doctrines anciennes qui jugeaient les gamins comme des « suppôts du Diable » simplement parce qu’à cet âge ils ne se préoccupaient de rien d’autre que de dormir et de manger. La croyance responsable de ces idées obsolètes tentait d’inculquer aux enfants, strictement, des « conduites bienfaisantes », afin de conjurer leurs « penchants diaboliques » spontanés.
Observons d’autre part que ce procédé ne s’employait qu’à l’égard des individus de sexe masculin, les jeunes filles étant déjà proscrites dès leur naissance pour un satanisme permanent et définitif.
La Torah, au contraire, décrit d’une manière limpide le fait que l’Homme possède une âme pure: « L’âme que Tu m’as donnée est pure », dit-on au matin dans la prière du réveil. Pour la Bible hébraïque, l’Homme a été créé « à l’image de D.ieu » et l’Ecclésiaste vient nous préciser que « D.ieu a créé l’homme droit » – seule la vie terrestre entaille cette vérité.
Devrions-nous abandonner l’existence terrestre et sociale?
Ne sommes-nous pas ici-bas pour consacrer l’Eternel, un projet carrément plus compliqué que la charge des anges, lesquels se « limitent » quant à eux à consacrer D.ieu dans les firmaments?
La tonalité du Shofar vient nous ressusciter et nous remémorer ce que nous sommes véritablement, quels sont les buts éminents appartenant ici-bas à l’Homme et combien notre nature conceptuelle renferme de bonheurs engloutis.
Du reste cette corne est elle-même un objet « naturel », assurément le plus naturel qui puisse être, puisque celle-ci est simplement réalisée à partir d’une corne de bélier!
Pour Maïmonide, les voix du Shofar demeurent en conséquence au-delà de l’entendement humain, mais elles suscitent en nous l’espoir : le fait que leurs sonorités perçantes ou profondes, dénudées ou brisées, parfois même gémissantes, sachent ranimer fidèlement nos capacités dérobées.
Néanmoins, au-delà du commentaire de Maïmonide, il nous est permis d’essayer de poursuivre la réflexion en nous souvenant aussi que le Shofar fut fréquemment évoqué dans les écrits bibliques comme instrument de ralliement et de mobilisation lors des guerres d’Israël.
Certes il serait préférable de régler les différents des états et des peuples par des voies pacifiques comme la négociation, mais il subsiste occasionnellement des conjonctures qui n’offrent plus d’autre option qu’un règlement militaire.
Le Judaïsme voit cela comme un commandement positif lorsqu’Israël se retrouve face à un péril susceptible d’annihiler son existence propre!
Lorsque le peuple d’Israël se mobilise et part en guerre, les sons du Shofar sont encore là pour susciter les hardiesses et les desseins sublimés par les combattants.
En effet, à Rosh Hashana, nous nous mobilisons et sortons vers un affrontement des plus essentiels pour notre devenir: un combat contre les instincts naturels qui demeurent en nous, et chacun sait, ô combien, il n’est pas simple de gagner cette bataille car le commun des mortels reste fortement séduit et dominé par ses pulsions.
La connaissance et le labeur ne sont pas tout à fait similaires, il est aisé de prouver que l’application qui étaye la connaissance, à sa plus éminente sagacité, n’a rien à voir avec le labeur. En revanche, la relation du labeur avec l’accoutumance est tout à fait appropriée.
L’apprentissage de l’indépendance se fait avec discernement pour échafauder une capacité divine qui requière croissance et organisation comme n’importe quel talent.
Ainsi le pianiste doit-il s’exercer continuellement pour jouer avec charme et brio son morceau. Il est vrai que les entraînements physiques requièrent, dans un premier temps, une bonne dose d’application réclamant de l’effort.
Ultérieurement, l’aisance s’affirme et à l’effort succède l’habitude.
Nous comprenons mieux le virtuose qui déchiffre une partition, puis la joue avec facilité. Pour triompher d’un instrument, on passe par l’entraînement et avant que la dextérité de la position des doigts ne soit spontanée, il y a effort.
Plus tard, quand l’habitude est acquise, les doigts vont directement là où ils doivent aller et l’attention du musicien peut se déplacer vers la musique. L’effort s’oublie de lui-même dans l’inspiration, l’œuvre se libère dans la grâce.
Il existe une puissance inhérente au son qui conjugue sa force vibratoire de vitalité et de lumière, et visite ainsi toute une gamme de sonorités. Il existe tout autant de niveaux: une écoute primitive qui n’est sollicitée que par un bruit à l’allure provocatrice et une écoute délicate ouverte à des degrés très pointus du son, jusqu’à ouïr dans les vides, le silence entre les pensées.
Purifier l’ouïe c’est percevoir que la Création tout entière est chuchotement et oscillation.
C’est encore reconnaître la profonde quiétude de l’esprit.
En conséquence, un esprit bruyant, sans retenu, ne peut guère entendre. Il n’écoute que sa propre résonance.
Impossible d’être à l’affut et d’augurer le mouvement, la respiration et les mille et un petits chuchotements de la Création.
Impossible d’entendre la voix dans ses frissonnements, d’acquérir ce qu’elle veut révéler à la parole.
Impossible de rester vigilant à l’entrain de sa conscience et encore moins demeurer éveillé face aux Pensées multiples.
Sans cette dimension d’humilité en nous, comment espérer un esprit clairvoyant.
Entendre, c’est dégager un champ d’opportunité à ce qui vit et lui offrir l’autonomie.
Entendre, c’est donner accès à l’éventuel, au probable, sans obstruction, sans tyrannie, sans tenter d’esquiver ce qui est. En clair, exclure l’être possédé par ses propres paroles et pensées.
Entendre modifie notre regard vers une réflexion vivante et octroie à la connaissance une acuité qu’elle n’aurait pas sans cela.