Rendons-nous à l’évidence, le pouls de notre société bat à l’unisson de la consommation, les valeurs essentielles sont les moyens d’acquisition, et, parmi ces dernières, celle qui emporte le ‘pompon’, l’approbation des masses, c’est un ‘secret de polichinelle’ bien sûr: l’argent.
Le poumon de nos nouvelles sociétés vit et respire grâce à la seule monnaie sonnante et trébuchante, pour la plupart des ‘homo-festivus’.
Le ‘pognon’ a transformé l’idéal moral et le vécu éthique, il est devenu la valeur des valeurs, cette terminologie, de nos jours, a perdu son sens premier, finie l’identité morale, seule la valeur marchande compte. Les puissances de l’argent, à travers l’ensemble des multinationales, administrent le monde, régissent notre système et rendent nos gouvernants, comme nos gouvernements, esclaves de la pieuvre financière. Selon Platon dans la ‘République’, un régime politique est juste si la sagesse et l’intelligence y gouvernent sans compromis.
La sagesse réfléchie doit diriger et dominer les forces pulsionnelles des élans prodigues et ce, afin de mieux gérer les soifs ou inclinations libidineuses. Au moment où ces normes sont bafouées, il ne reste qu’un pas vers la débauche et la corruption. Toute perte de contrôle dans ce domaine fait place à la puissance des fourbes, aux instincts de la bête immonde et aux pulsions licencieuses.
La Cité sera juste en parvenant à l’harmonie de l’âme et, ainsi, concèdera, à chacun des éléments constituants, une juste place à la mesure de son rôle. L’illusion du ‘philosophe roi’ chez Platon relève de la pure utopie, encore faudrait-il le voir tout d’abord naitre parmi les mortels! Je veux dire: parmi ces âmes plutôt bienveillantes, délivrées de toute sollicitude égoïste, qui aspirent à se sacrifier aux tâches ingrates du pouvoir. Conduire les citoyens vers le savoir, les élever vers la sagesse demeure l’œuvre à réaliser, un idéal toujours en devenir.
Comment devient-on un fonctionnaire véreux?
Quels sont les paliers cognitifs qui mènent à la corruption?
La Torah légifère un soutien socio-économique sans appel pour les juges et les enseignants d’Israël que sont les Cohanim et les Lévites, grâce à une imposition telle que la dîme et les offrandes. Cette protection sociale offre une garantie d’indépendance financière, et doit, par conséquent, pouvoir immuniser contre toute forme de corruption comme les pots de vin et autres intérêts financiers.
Pourtant le texte biblique est clair, il nous renseigne sur nombre de notables malintentionnés défigurant l’image d’Israël. Chacun de ces personnages savait et connaissait les règles d’éthique régissant le statut légal des élus, il fallait devoir ‘être’ bien avant le pouvoir de ‘jouir’ d’une fonction.
Voici donc un des cas de figure que le Tanach’ relate à propos des fils du prêtre et prophète Shmouel, ces derniers ne suivaient pas vraiment le chemin de leur père: « Mais ses fils ne marchaient pas sur ses traces, ils recherchaient le lucre, acceptaient des dons corrupteurs et faussaient la justice. (I Sam. 8: 3) ». En conséquence de quoi, le scandale ne tarda guère à éclater!
Une lecture attentive démontre une succession d’infractions plus graves les unes que les autres. Les Sages n’ont pas du tout contesté les méfaits de ces deux énergumènes, bien au contraire, ils vont retracer le fil des évènements et cocher les différentes étapes de la déchéance morale, d’un ‘élu’ de Dieu dans ce cas précis, vers les méandres de la forfaiture, l’infamie du mensonge et la vilenie de la corruption.
Dans le traité de Shabbat du Talmud de Babylone p.56a, la Guemara rapporte plusieurs avis des maitres de la Mishna :
« Selon Rabbi Meir, ils réclamaient eux-mêmes ce qui leur était dû.
Selon Rabbi Yehuda, ils contraignaient des chefs de famille à devenir leurs clients.
Selon Rabbi Akiva, en plus de leurs dimes, ils s’emparaient d’un plein panier (d’offrandes auxquelles ils n’avaient pas droit).
Selon Rabbi Yossi, ils prélevaient, par la force, le tribut dû aux prêtres.»
Comment devons-nous comprendre l’ensemble de ces opinions?
Essayons, d’une part, de suivre la longue descente en enfer des ‘ripoux’ en question et, d’autre part, de comprendre comment ils purent s’enfoncer autant dans le cloaque de la magouille et de la corruption.
Un véritable responsable politique, militaire ou spirituel, doit se considérer comme serviteur de sa cause et des personnes qu’il représente. Son dévouement sans bornes envers la communauté humaine traduit une sensibilité et une intelligence face aux difficultés du quotidien. Il conduit et préconise un modèle politique, non seulement selon son entendement mais aussi, en restant à l’écoute de ses administrés qu’il rencontre chez eux.
Telle était l’habitude et l’attitude de Shmouel, il rendait la justice auprès de ses sujets, sur le lieu même de leur résidence. Ainsi pouvait-il être plus en mesure d’évaluer les réels besoins de la communauté, son verdict tendait, honnêtement, vers plus de justice sociale et de gestion courageuse.
Shmouel nous apparait ici comme le fonctionnaire idéal pour une simple raison, sa politique de proximité le rendait plus proche de tout un chacun. Il sut éviter les pièges inévitables de la bureaucratie, ne pas s’entourer d’une horde, souvent inutile, de bureaucrates et de fonctionnaires d’état.
Les fils de Shmouel, néanmoins, ne réussirent pas vraiment à suivre cette voie, ni même à parvenir un tant soit peu au statut moral et responsable de leur père. Eux s’intéressaient aux affaires d’état sans jamais quitter leur résidence ni abandonner leur état d’esprit, à leurs yeux tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Rien d’étonnant dans le fait que la charge soit lourde, très lourde pour « l’Elu ». Le désir du pouvoir, le plaisir de dominer autrui, la flagornerie de la gratitude deviennent des futilités au su et au vu des responsabilités énormes qui pèsent sur ses épaules. Le dessein du politique est de satisfaire la volonté collective d’un peuple et de son bien d’être. Une fois la fonction obtenue, il faut bien se rendre à l’évidence et nul ne peut rester crédule, le nouveau statut est très loin d’offrir une liberté de mouvement et de parole si longtemps imaginée. On n’y rencontre en réalité, que les sommations de l’autonomie politique: l’exigence de la plus éminente modestie, une obsession très instruite de la considération envers nos tiers et une conscience approfondie des conséquences de nos actions sur le terrain.
Les fils de Shmouel étaient, en fait, coupables de tout le contraire et différentes étapes vont les mener sur les voies de la corruption politique.
Comme toutes défaillances morales, l’abus d’autorité se fait par paliers, le péril et la gravité de la situation seront relativement démultipliés selon la courbe ascendante ou non du pouvoir et du prestige de la fonction.
La première insuffisance peut sembler anodine mais elle est révélatrice d’un comportement douteux et, par conséquent, la cause fondamentale d’une inhumanité accrue. Un responsable politique, et surtout un chef spirituel, doivent confesser leur ayant droit à l’énorme privilège d’être en charge du service public. Cette normative gratitude nécessite chez notre fonctionnaire une prise de conscience suffisamment mature pour renoncer à une quelconque rémunération financière en contrepartie de son devoir. Notre ‘leader’ doit pouvoir se suffire de la satisfaction d’avoir joué son rôle et mener à terme le projet d’intérêt collectif.
Rabbi Meir condamne la faute des enfants de Shmouel : celle où ils déclaraient ouvertement leurs exigences de recevoir un salaire en plus de ce qu’ils percevaient naturellement de par leur statut de prêtres. Ils ont échoué car ils n’ont point perçu l’essentialité du poste occupé dans l’intérêt du plus grand nombre. En exigeant le paiement, ils prouvent leur légèreté et leur incompréhension, primaires. Ils considèrent leur œuvre comme un gagne-pain et non comme un engagement sacré, lui-même seul véritable rétribution. De leur point de vue, il ne peut s’agir de corruption ni même d’abus de pouvoir. Pourtant, ils ne voulurent pas le savoir et entrèrent de plein pied dans un engrenage fallacieux : quand l’élection ne procède plus de l’idéal elle devient un fardeau. De cause à effet, ils n’auront plus aucun scrupule à pressurer leurs sujets, devenus de vulgaires objets, et assurer, ainsi, leurs avidités très personnelles et souvent intimes. Le notable, pensaient-ils, prend soin et protège ses administrés comme leurs besoins, pour quelle raison ces derniers n’en feraient-ils pas de même pour leur bien-aimé notable?
Voici la seconde étape identifiée par RabbiYéhouda: « Ils obligèrent les chefs de famille à devenir leurs clients. »
Un autre petit pas, pour ces enfants terribles, mais un grand pas vers la corruption tant en qualité qu’en quantité pour Israël. Il n’y a rien d’équivoque pour le Rav Kook (zatsal), si « l’Elu » ne s’engage point sur les chemins de montagne, s’il ne parvient pas à la hauteur des exigences morales de son poste, il finira par sombrer plus bas encore que le comportement éthique du commun des mortels.
Gouverner et juger nécessitent un engagement, « l’Elu » doit s’identifier à sa fonction, être inspiré et pouvoir éprouver, en son âme et conscience, qu’il participe à l’élaboration d’un monde meilleur. En reprenant les termes du Talmud (Shabat 10a), nous dirions: «le partenaire de Dieu dans la création! »
Mais nous en sommes loin, les traits de leur caractère imparfait viennent ici achever un tableau désolant où ces individus sont incapables de jouir du privilège qui leur est accordé. Allant de mal en pis, ils perdent tout sens des convenances et vilipendent toute forme de justice, en lieu et place de valeurs fondées sur le sentiment intime du droit, ils préfèrent se vautrer dans les honneurs puérils.
Ce manque flagrant d’intégrité est maintenant exprimé par Rabbi Akiva: « ils s’emparaient d’une portion supplémentaire de la dîme, obtenue par la force. »
S’ils pouvaient conserver un semblant de morale, ils ne tenteraient pas de s’accaparer ce qui ne leur appartient pas. Mais leur canaillerie les conduit indubitablement vers les profondeurs de l’ignominie. Une situation où l’honnêteté et la décence ne sont que des coquilles vides, des mots sublimes sans vie intime. Ils appréhendent le droit et la justice comme un simple et banal moyen d’assurer l’ordre social, mais totalement indifférent aux questions de « l’identité morale de la manière d’être l’Homme Hébreu. »
Dernier niveau décrit par Rabbi Yossi: « Ils ont pris les dîmes par la force. »
S’ils s’en sont emparés par la force, comment peuvent-elles être encore appelées «Dîmes»? Nous constatons dans ce cas précis, une autre forme de manipulation juridique qui n’a de légal que le nom seulement.
Voici donc les paliers de la descente en enfer, du crépuscule des juges corrompus par leur cupidité. Ce fonctionnaire de Dieu aurait pu harmoniser la société sur les assises de la justice et de la morale, ainsi est la voix du ‘Tehilim’: « La justice et l’équité sont le fondement de Son trône » (Psaumes 97: 2)
Il est primordial, pour moi, d’assurer et de rassurer haut et fort ceux qui me lisent ou m’entendent!
Les valeurs de l’idéal moral, leurs traductions au sein de l’éthique du quotidien soutiennent et maintiennent la juste dynamique du devenir de la vie.
La corruption devient agaçante lorsqu’en tout lieu et temps, l’opportunisme tient le haut du pavé et supplante le nécessaire bien-être collectif.
Lorsque le religieux ou le politique, fruit, selon lui, de la Divine onction, prétend justifier tout et n’importe quoi, le désastre n’est jamais très loin et l’Histoire se charge de nous le rappeler, à chaque instant.
On peut, sans trop d’efforts, déblatérer sur l’indispensable morale et vouloir lui donner un aspect caricatural, nul ne peut l’éviter.
Tous y reviennent bon gré mal gré et souvent sans piper mot!