Un nuage s’assombrit.
Un autre s’épaissit.
Le temps change et revêt une tenue obscure.
Un visage grave, la nature se raidit et frissonne, elle quête une possible lueur, une senteur salvatrice… mais malheureusement rien y fait.
Il faut se rendre à l’évidence.
Voyez-vous, nous sommes condamnés par le déterminisme d’une l’horloge, la montre ne donne jamais l’heure, elle nous prend inexorablement chacune de nos secondes. Souvent nous avons l’impression qu’elle nous nargue avec sa petite aiguille écumant chacune d’entre elles: ‘tu n’y peux rien, il en va ainsi’ nous susurre-t-elle.
Dès la naissance, nous entendons parler de demain, d’après, nous apparaissons sans rien savoir, mais très vite ils veulent nous faire connaître la suite. Nous écoutons parler les parents, la famille, leurs amis, ils s’entretiennent puis se quittent, sans oublier de nous titiller la joue et d’embrasser notre front, mais jamais sans un ‘à tout à l’heure’ ou bien le sempiternel ‘à tout de suite’. Vouloir la conscience de l’avenir, le désir de se projeter encore et toujours, une manière de conjurer le sort, la peur de la mort.
Une fois que le « soi », perçu par moi, se ressent comme constant et réel, contenant et propriétaire de la vie, l’angoisse de sa perte se fait jour inexorablement. Un mécanisme émotionnel et sensible, au cours de l’existence, dont toute la fonction sera une propension à lutter contre ce plus grand ennemi dont il essaiera, contre vents et marées, de se soustraire.
L’homme se ressent, lui-même, comme une expérience profonde de crainte et de panique générée chez lui à partir d’une non-existence possible.
Il entre dans une lutte désespérée.
Il fait tout pour assurer et conserver sa vie, sachant pertinemment que jamais, il n’y parviendra…. Et la mort demeurera ce temps inexorable à venir.
L’individu n’a d’autre choix que d’éviter de penser à sa fin. Pour cela, il réprime, nie ou invente des histoires, des mythes et légendes afin de mieux rassurer sa peur morbide.
En vain!
Il poursuit sa marche à travers la crainte constante d’une fin inévitable. Il ne peut accepter, qu’un jour, il en sera ainsi, c’est-à-dire: « soi» n’est plus. Cette prescience intransigeante n’a de cesse, un seul instant, d’accabler l’organisme dirigé par son seul verbe, d’influencer l’ensemble de ses actions, de dicter toute la nature de son existence. Son anxiété, à ce sujet, est au centre de son être, elle y induit une perception du «soi» totalement abusée et se constitue de manière factuelle.
L’Homme se perçoit, s’éprouve précisément, de tout son corps et de toute sa conscience, il est non seulement une partie de l’univers mais il se sent bien au-delà de cela, il se ressent comme l’univers lui-même.
L’Homme ne se réduit pas à son seul noyau d’être, singulier et isolé, en opposition à tout autre, il devine le flot des rivières couler dans ses veines, la brise héler son souffle, la rotation de la terre dans chacun de ses mouvements.
L’Homme se vit UN avec l’oscillation de la vie, il se devine UN avec l’évolution, avec le changement, avec le monde… nouveau-né à chaque instant. Il s’élève sur la vague géante de l’océan d’être, il va et devient alors cette lame de fond de son propre devenir.
Dans une telle situation, il n’a plus peur de perdre son « Soi », ce dernier est désormais perçu comme un phénomène passager et banal. Le «Soi» est alors conçu comme une autre incarnation de l’Un, et comme toutes manifestations, il est aussi limité et temporaire quand « l’Un », cependant, reste le même et l’éternel. C’est pourquoi toute personne prendra soin de son corps et utilisera son « soi » afin de vivre en paix et en sécurité et ne jamais désespérer de mourir. Aucune anxiété, nulle panique, l’homme guidé par un «soi», soucieux, angoissé, contrit par la vie, ne vit point avant sa mort. L’homme gouverné par un « soi » appréhendant la mort devient en fait un mort vivant.
Pourquoi « soi » est-il désir inépuisable?
Pourquoi la vie de l’organisme perçoit-elle celui-ci comme permanent et tangible, comme une poursuite désespérée et un espoir de faim perpétuelle?
Avant de s’installer sur le magma des identités mythiques, religieuses et populaires, l’organisme était en parfaite fusion avec son monde. Il n’y avait pas de « moi », il n’y avait rien d’autre que le tout. Il n’y avait pas de temps tranchés, il n’y avait pas de rupture, de division, tout était UN à l’ origine.
Le monde n’était pas « le sien », parce que l’homme ne se sentait pas comme « quelqu’un », mais pour la même raison il n’était pas « lui-même » non plus.
L’homme vivait sa vie en parfaite harmonie avec son environnement, au présent, simplement, nulle jalousie, nulle haine, pas de chagrin, pas de détresse, pas de pression, aucune inquiétude.
Il y avait certainement la maladie et la mort, mais elles n’étaient pas des problèmes. L’homme ne les traitait pas comme de «mauvaises choses» du tout. Mélangé à l’infini, porté par le grand courant de la vie, l’homme est son monde, l’homme est l’univers, l’homme est bien le seul.
Comment ne pas mourir d’une faim sans fin, quand l’infini nous a été enlevé? Comment ne pas vouloir toujours plus, quand en notre âme et conscience nous touchons aux abysses du droit le plus naturel, celui intrinsèquement lié à la genèse première et fondamentale, la Création de la créature?
L’homme, qui se souvient en son for intérieur de l’infini, aspire toujours à cet infini.
Quand il se reconnaît, l’être limité ne peut échapper au sentiment de vide, à son absence et au désir de s’accomplir. Aussi, s’efforcera-t-il de toujours retrouver l’état premier, celui dans lequel il possédait tout en appartenant au tout, car l’homme aspire toujours à l’infini. Malencontreusement, il tente de le vivre en accumulant la propriété, la richesse et la puissance, mais à son grand désespoir, aucune de ces réalisations n’apporte de réconfort et encore moins de satisfaction.
Rien ni personne ne peut être comparable à l’infini, à l’éternité………
Mû par un élan vital perpétuel, l’homme entraîne le « soi » vers une quête insatiable, celle de reconquérir le monde en acquérant, pas à pas, tout ou parties de celui-ci, pièce par pièce. Malheureusement, cette méthode ne donnera jamais son fruit: vouloir accumuler assez de matières, aux seules fins de satisfaire l’instinct primaire, une telle tentation est, par nature, vouée à l’échec. Non point, du simple fait, qu’il soit, en pratique, impossible d’acquérir le nombre infini de « particules du monde ».
Cette propension au désir de… échouera toujours parce que l’infini est tout simplement une collection de plusieurs parties incommensurables.
L’infini n’est pas une quantité d’éléments, au sein d’une mesure sans fin.
L’infini n’est pas composé d’objets.
L’infini n’est pas une collection de pièces manquantes.
L’infini est dans une toute autre dimension.
L’infinitude ne relève pas d’une différence quantitative de l’état de l’homme gouverné par le «soi», l’infini est une différence qualitative de sa condition d’être.
Il n’y a guère besoin de le chercher dans une multitude de détails, même si c’est infiniment plus grand, l’infini n’est pas dans les détails, il est exactement la fin des détails – la fin des singularités. L’infini est au-delà des pièces manquantes, il est l’UN et l’unicité. Nulle chance donc pour aucun de nos « soi » à pouvoir parvenir à sa conquête. Ni le poids des choses, ni le poids des idées ne nous conduira vers « l’Infini », il n’existe point au creuset des éléments éparses et multiples, il est au-delà d’eux, il est l’UN, il est seul.
L’homme sous le contrôle de « soi » est dans une constante spirale existentielle. D’une part, il voudrait retourner à son origine première, retrouver de nouveau l’infini, l’éternité, l’immortel, mais une autre part de lui-même aime se laisser aller sous le joug de la finitude, tandis que le monde infini se dérobe.
Il est prisonnier de l’inexorable cercle vicieux voulu par la création:
Il quête l’impossible mais demeure emprisonné des limites de son monde.
Il aspire au tout mais découvre fragments et fractions.
Il aimerait être au présent mais se meut impuissant entre un passé bigarré et un futur incertain.
Il voudrait l’harmonie mais souffre un monde empli de contrariétés.
Il désirerait la pluralité, la diversité mais il rencontre les conformes, les uniformes.
Le voici pris au piège, avide de rêves, il lève ses yeux portés vers l’au-delà, il ne veut certes pas abandonner le peu d’espoir toujours incandescent. Il s’accroche aux réalités brisées par ce trop de quotidien, la lutte, elle, sera donc le seul point d’ancrage dans l’inatteignable infini.
Gagner sa liberté réelle, sa souveraineté face au monde, refuser dorénavant d’être conduit par le seul « je », d’être témoin de « soi » éconduit, mis au rebut. Il lui faut comprendre: si seulement il parvenait à abandonner ses conceptions existentielles, si sobrement façonnées, y compris son concept du « je » comme sujet maîtrisant, première personne du singulier, il amorcerait ce quelque chose d’infini. S’il n’a rien en sa possession, il aura tout. Ce n’est que lorsqu’il adoptera le néant qu’il acceptera l’univers entier. Ce n’est que lorsque l’attente de « je » mourra que l’homme du « soi » vivra.
L’homme est tenu de laisser tomber ses seules armes faibles dans sa guerre d’existence: ses idées, ses opinions et ses jugements sur le monde.
L’homme est tenu d’abandonner les définitions, les schémas, les divisions, les préjugés qui dominent son esprit.
L’homme est obligé d’arrêter de s’accrocher à ses pensées en exprimant sa seule vérité.
L’homme doit s’ouvrir à la possibilité et à l’existence d’une nouvelle réalité, différente de tout ce qu’il a connu depuis l’enfance.
L’homme est requis de regarder droit dans le présent, d’examiner avec une grande attention le faisceau autour de lui.
L’homme doit être exceptionnellement sincère, oui à « soi », d’une part, et le confirmer autour de lui, d’autre part.
L’homme doit rester immobile, se taire, observer, il est nécessaire de voir. Il est obligé d’abandonner ce «je» omnipotent, de délaisser ce qu’il ressent et penser à ce qu’il doit être et devenir.
L’homme est tenu de se rendre totalement à lui-même, à son âme, elle, infinie.