Derrière la violence vers autrui qu’y a-t-il ? Il y a l’impatience du désir supportant mal les obstacles. Que vienne s’interposer entre moi et mon désir un obstacle et l’envie me vient de le détruire, l’envie me vient de forcer le passage. La violence sur l’autre contient une impatience parce qu’elle participe du caractère prédateur du désir. Elle est intimement liée à la frustration du désir.
Le plus célèbre des commentateurs bibliques, Rachi de Troyes, préfère, lui, se fonder sur la lecture explicite des versets suivants : « Et l’Eternel parla ainsi à Moïse : Prend la verge, et rassemble la communauté, toi ainsi qu’Aaron ton frère, et dites au rocher, en leur présence, de donner ses eaux. Tu feras couler pour eux de l’eau de ce rocher et tu désaltéreras la communauté et son bétail’. Moïse prit la verge de devant l’Eternel, comme Il le lui avait demandé. Puis Moïse et Aaron réunirent l’assemblée devant ce rocher et leur dit : ‘Or, écoutez, ô rebelles. Est-ce que de devant ce rocher nous pourrions faire sortir de l’eau pour vous ? Et Moïse leva la main et il frappa le rocher de son bâton par deux fois ; il en sortit de l’eau en abondance et la communauté et ses bêtes en burent. »
Rachi précise que Dieu avait donné l’ordre de parler au rocher et non de le frapper : « Si vous aviez parlé au rocher pour en faire sortir de l’eau, J’aurais été sanctifié aux yeux de toute l’assemblée d’Israël : puisque ce rocher qui ne parle, ni entend et qui n’a pas besoin de subsistance, accomplit la parole de l’Eternel, à plus forte raison devons nous le faire ! (Rachi, XX, 8 et 12).
Et est-ce que le miracle de faire sortir de l’eau par la parole est plus grand que celui d’en extraire du rocher ? En fin de compte, les deux attitudes constituent des miracles. Et pourtant la parole devrait avoir, par définition, plus d’impact que la « force de frappe » de Moïse. Nos philosophes n’ont-ils pas défini l’homme comme un « Haï Medaber », un être vivant et parlant ?
La langue, de par sa nature a beaucoup à nous apprendre. Elle fixe des acquisitions. La pensée individuelle serait condamnée à de perpétuels recommencements, si elle ne pouvait pas fixer ses acquisitions dans des mots. Chacune de nos expériences peut recevoir une forme consistante dans les mots du langage, quand nous avons été capables de la nommer. Le langage joue le rôle essentiel d’une mémoire des idées. La langue permet de fixer les acquisitions de générations antérieures. Tout ce que l’humanité a vécu auparavant se retrouve condensé dans les formules du langage populaire. La pensée individuelle, en déployant les ressources de la langue, recueille la moisson d’une expérience ancienne. La langue nous communique une manière de s’exprimer. Ainsi deux adjectifs différents renvoient à deux expériences différentes. Ce n’est pas la même chose que de dire d’un tableau qu’il est « beau » ou qu’il est « joli ». Les possibilités variées du langage nous invitent à raffiner notre pensée et à aiguillonner notre sensibilité pour donner aux distinctions conceptuelles un contenu intuitif précis.
La langue permet à la pensée de se mesurer, de se contrôler elle-même dans son expression.
Trop souvent une opinion qui n’est pas formulée restera vague, à l’état d’idées confuses. Le fait de l’exprimer à autrui oblige la pensée à détailler les idées. Or une pensée qui se précise de cette manière se délivre des fausses évidences, des convictions sommaires. Le fait même d’exprimer met à jour l’obscurité. Nous pouvons donc résumer en disant que la langue permet l’éducation, l’instruction de la pensée et son contrôle. Sans maîtrise de la langue, pas de culture digne de ce nom.
Pour agir profondément sur le cœur de l’homme, il faut donc toujours utiliser la parole. Or il existe une voie spécifique susceptible d’influencer chaque cœur en particulier : parfois il faut savoir parler au cœur des hommes avec dureté, et parfois avec douceur. Tout dépend toujours de la personne qui parle et qui tente d’exercer son influence sur le cœur de l’autre. Dans tout dialogue, pour parvenir à convaincre, il faut que celui qui s’exprime sache utiliser avec justesse la parole. Ensuite, il est évidemment indispensable que le cœur et l’esprit de celui qui écoute soient pleinement réceptifs. Si, par contre, la parole est dure et le cœur de pierre, les chances de parvenir à un résultat seront bien maigres !
La Parole est l’expression vivante de la conscience qui donne une âme au langage. L’intention de signification qui donne naissance au cours de la Parole n’a pas son origine dans le langage et elle déborde aussi de beaucoup la seule élocution verbale. Je signifie avec la parole, comme je signifie par ma posture, mon regard, avec tout mon corps. Autrui se signifie avec la moindre de ses attitudes corporelles, le moindre de ses regards. Non seulement cela, mais chacun d’entre nous se signifie autant consciemment que nous pouvons aussi nous signifier inconsciemment, l’être humain par sa seule existence s’exprime à la fois dans le champ verbal et non-verbal. L’expression humaine est comme une gestuelle, une danse qui emporte avec elle son sens. « La parole est un véritable geste et elle contient son sens comme le geste contient le sien ».
Si nous communiquons les uns avec les autres, c’est que nos paroles ne sont pas de simples mots. Ce qui est reçu par autrui, ce ne sont pas des mots, c’est une signification dans une totalité que forment le mot et son sens. Mais cette totalité n’est pas seulement celle du signifiant et du signifié, elle a sa provenance originelle dans la totalité de soi donnée à même l’expression. Le mot peut-être répété et enregistré par un magnétophone comme un simple son. Mais le magnétophone ne comprend pas. Il n’appréhende pas la signification, il n’est pas sensible au sens, à la vibration d’une voix, à sa chaleur et à ce qu’exprime une présence à travers les mots. Il faut une intelligence pour constituer le signe et lui donner un sens, il faut une conscience sensible pour appréhender une présence. C’est la présence qui est intelligente et qui se communique dans les mots.
Pour donner plus d’amplitude à sa colère, Moshe martèle le rocher à deux reprises ! C’est là l’origine de sa faute et la source de sa gravité ayant entraîné sa punition. En tant que chef incontesté du peuple d’Israël, Moïse se doit d’être le modèle même de tous les hauts responsables de ce peuple à travers toutes les générations. Et à ce titre, il aurait dû apprendre à parler avec tendresse, même avec ceux qui ont un cœur dur comme de la pierre.
La relation éducative se situe entre deux êtres humains, dans le passage périlleux vers le stade adulte de l’humanité. Elle s’adresse à ce qu’il y a de meilleur et de plus libre en l’homme. Elle doit être teintée d’idéalisme. Que celui qui entre dans l’éducation sans le moindre idéal, passe son chemin et fasse autre chose : de la finance, du commerce ou je ne sais quoi d’autre, mais par pitié, pas de l’éducation.
Etymologiquement l’éducation se traduit en latin par : educare, « nourrir », dans une seconde acception par educere, « conduire hors de ». Mais pour qu’il ne s’agisse pas simplement d’une reproduction qui vise à inculquer un contenu, il faut encore que cette nourriture permettre à l’être humain de grandir de manière libre et créatrice dans sa dimension spirituelle. Il ne s’agit pas de faire de la génération nouvelle l’avorton tardif d’un passé glorieux qu’elle devrait répéter religieusement. C’est la vie qu’il convient de nourrir avec soin pour lui permettre de grandir, comme l’arbre doit être nourri à sa racine qui, de la jeune pousse, deviendra le tronc majestueux. D’ailleurs, de manière ironique, educere pointe dans cette direction. Conduire « hors du monde », sortir de l’ornière, hors d’un monde qui n’est que répétition du passé sans recréation du présent.
L’éducation doit s’entendre comme un chemin, une aventure, une conquête qui est d’abord celle de soi-même. C’est ce que nous oublions toujours au profit de la seule formation et de l’information, de sorte qu’à force de former et d’informer nous finissons par déformer et nous empêchons la maturation de l’être humain. On comparait le travail de l’éducateur à celui du jardinier qui sait entourer de soins la jeune plante, qui lui apporte la nourriture, les éléments qui lui permettent de grandir. Mais ce n’est pas le jardinier qui « crée » pour autant la plante développée ; de la même manière, le médecin ne crée par la santé.
Rony Akrich