Enheduanna fut la première autrice au monde, connue et reconnue par tous comme telle. Nous parlons d’une femme qui vécut au 23ème siècle avant notre ère dans l’ancienne Mésopotamie (environ 2285 – 2250 avant notre ère). Enheduanna est une figure remarquable, un trèfle aux quatre feuilles, elle fut princesse, prêtresse, écrivaine et poétesse.
Considérée comme la première princesse et poète de l’Humanité, Enheduanna a écrit avant Homère et Sappho. L’hommage que Denise Le Dantec lui rend dans son ouvrage: « Enheduanna: La femme qui mange les mots » (2021) est un patchwork de poésie et de création.
Le troisième millénaire avant notre ère fut une période de bouleversement en Mésopotamie. Les conquêtes de Sargon le Grand entrainèrent le développement du premier grand empire au monde. La ville d’Akkad devint l’une des plus grandes du monde, le nord et le sud de la Mésopotamie furent réunis pour la première fois dans l’Histoire.
C’est dans ce cadre historique, extraordinaire, que l’on retrouve le personnage fascinant d’Enheduanna, fille de Sargon. Elle a servi comme grande prêtresse de la divinité lunaire Nanna-Suen au temple d’Ur (dans le sud de l’Irak d’aujourd’hui). La nature céleste de sa charge se reflète dans son nom, qui signifie « Ornement du Ciel».
Elle a composé plusieurs ouvrages littéraires, dont deux hymnes à la déesse mésopota-mienne de l’amour Inanna (Ishtar la sémitique), écrit le mythe d’Inanna et d’Ebih, ainsi qu’un recueil de 42 hymnes à la gloire du temple. Les traditions des scribes dans le monde antique sont souvent considérées comme un domaine d’autorité masculine, mais les œuvres d’Enheduanna constituent une partie conséquente de la riche histoire littéraire de cette région.
Son statut de poète révélé est important étant donné l’anonymat entourant les œuvres d’auteurs encore plus anciens. Pourtant, elle est presque entièrement inconnue de nos jours et ses réalisations ont été largement négligées. Exception notable, bien avant le livre de Denise le Dantec en 2021, fut le travail de l’analyste jungienne Betty De Shong Meador en 2009: « The Sumerian Temple Hymns of Enheduanna ». Ses œuvres écrites sont profondément personnelles dans leur sujet, contenant de nombreux éléments biographiques.
Son cycle d’hymnes au temple se termine par une confirmation de l’originalité de l’œuvre et de sa paternité : « Le compilateur des tablettes était Enheduanna mon roi, quelque chose a été créé que personne n’a créé auparavant.»
Tout en affirmant clairement la possession de la propriété créative de son travail, l’autrice commente également les difficultés du processus créatif, apparemment, le blocage de l’écrivain était un problème même dans l’ancienne Mésopotamie.
Dans ses hymnes, elle commente le défi de « mettre en boite » les merveilles divines à travers la parole écrite. Elle décrit passer de longues heures à travailler sur ses compositions la nuit, pour qu’elles soient ensuite jouées dans la journée. Les fruits de son travail sont dédiés à la déesse de l’amour.
La poésie d’Enheduanna a une qualité réflexive qui met l’accent sur les qualités superlatives de sa muse divine, tout en soulignant également la compétence artistique requise pour les compositions écrites.
Son éloge écrit des divinités célestes a été reconnu dans le domaine de l’astronomie moderne.
Ses descriptions des mesures et des mouvements stellaires ont été formulées comme des observations scientifiques précoces possibles.
En effet, en 2015, un cratère sur Mercure a été nommé en son honneur.
Ses œuvres ont été écrites en cunéiforme, une ancienne forme d’écriture utilisant des tablettes d’argile, mais elles n’ont survécu que sous la forme de copies beaucoup plus tardives, 1800 avant notre ère environ, de l’époque babylonienne ancienne et plus tard. L’absence de sources antérieures a soulevé des doutes pour certains sur l’identification d’Enheduanna comme auteur de mythes et d’hymnes et sur son statut de fonctionnaire religieux de haut rang. L’utilisation de la première personne du singulier dans certains hymnes religieux devait également marquer une première. Naturellement, comme souvent dans l’antiquité, une partie de cette œuvre est apocryphe, ce que confirment les anachronismes de certains des textes: mention de temples de construction postérieure à son époque ou emploi de tournures linguistiques qui ne sont pas décrites de son temps.
Cependant, le dossier historique identifie, clairement, Enheduanna comme le compositeur d’œuvres littéraires anciennes, c’est sans aucun doute un aspect important des traditions qui l’entourent.
Outre la poésie, d’autres sources de sa vie ont été découvertes par les archéologues: notamment des sceaux cylindriques appartenant à ses serviteurs, un relief en albâtre portant sa dédicace. Le Disque d’Enheduanna a été découvert par l’archéologue britannique Sir Charles Leonard Woolley et son équipe de fouilleurs en 1927.
Le Disque a été mis au rebut et apparemment défiguré dans l’Antiquité, mais les pièces ont été récupérées lors de fouilles et la scène mettant en scène l’écrivaine puis restaurée avec succès. Cela représente la prêtresse au travail: avec trois préposés masculins, elle observe une offrande de libation versée d’une cruche.
L’auteure est située au centre de l’image, le regard fixé sur l’offrande religieuse et la main levée dans un geste de piété. L’image sur le ‘disque’ met l’accent sur le statut religieux et social de la prêtresse, qui porte une casquette et un vêtement à volants.
Sa poésie contient des éléments autobiographiques probables, tels que des descriptions de sa lutte contre un usurpateur, Lugalanne. Dans sa composition de « L’Exaltation d’Inanna », Enheduanna décrit les tentatives de ce dernier à vouloir la forcer à abandonner son rôle au temple.
Ses supplications au dieu de la lune ont apparemment été accueillies par le silence. Elle s’est ensuite tournée vers Inanna, qui est félicitée pour l’avoir rétablie dans ses fonctions.
Son défi à l’autorité et ses louanges à son aide divine trouvent un écho dans ses autres travaux, comme le mythe connu sous le nom d’Inanna et Ebih.
Dans ce récit, la déesse Inanna entre en conflit avec une montagne hautaine, Ebih. La montagne offense la divinité en se tenant debout et en refusant de se prosterner devant elle. Inanna demande de l’aide à son père, la divinité Anu. Il (naturellement) lui déconseille d’entrer en guerre contre la redoutable chaîne de montagnes.
Inanna, sous une forme typiquement audacieuse, ignore cette instruction et anéantit la montagne, avant de louer le dieu Enlil pour son aide. Le mythe contient des parallèles intrigants avec le conflit décrit dans sa poésie.
Dans la figure de l’écrivaine, nous voyons une représentation puissante d’une grande créativité, dont l’éloge passionné à la déesse de l’amour continue de résonner à travers le temps, 4000 ans après avoir été sculpté pour la première fois dans une tablette d’argile.
Elle a également été reconnue comme l’une des premières théoriciennes de la rhétorique par les universitaires. Ses contributions incluent une attention au processus d’invention (d’écriture) avec des appels émotionnels, éthiques et logiques dans son poème « L’Exaltation d’Inanna ». Des stratégies rhétoriques telles que celles-ci établissent la théorie rhétorique près de 2000 ans avant la période grecque classique. Ils suggèrent qu’Enheduanna a écrit des compositions sophistiquées, à travers une éloquence complexe, précédant les Grecs de l’Antiquité de plusieurs millénaires.
Son travail fut certainement moins reconnu à ce propos en raison de son sexe, de sa situation géographique et de son temps.
Enheduanna est une figure à la fois mystique et héroïque, dont l’image est peut-être destinée à s’emparer de l’imaginaire populaire à l’ère du féminisme émergent et de la reconquête des anciennes images féminines.
Étant non seulement la première poétesse connue de l’Histoire du monde, mais aussi l’une des premières femmes connues de l’Histoire, Enheduanna a reçu une attention considérable du mouvement féministe.
Rony Akrich