« Nous sommes décidés à supprimer la politique pour la remplacer par la morale. C’est ce que nous appelons une révolution. » (Albert Camus – Journal Combat, 4 décembre 1944)
Nous voulons que nos politiciens soient de bonnes personnes et agissent moralement en notre nom. Pourtant, ils ne parviennent toujours pas à répondre à nos attentes.
Nous pensons qu’un grand nombre d’entre eux sont corrompus, égoïstes et, au mieux, immoraux. Ils mentent, obscurcissent et évitent de répondre aux questions importantes, ils acceptent rarement, voire jamais, la responsabilité de leurs erreurs ou des mauvaises méthodes utilisées.
A l’inverse, les politiques s’empressent de s’attribuer le mérite de succès dont ils n’étaient qu’indirectement responsables ou sont les heureux récipiendaires d’une série d’événements fortuits. Il n’est donc pas étonnant que notre foi, dans les institutions politiques et les hommes et les femmes qui y servent, soit très faible.
Dans les sociétés démocratiques, où le besoin de gagner des élections et conserver le pouvoir est soumis à la critique continue de la presse libre, c’est déroutant de voir les politiciens agir inlassablement d’une manière qui érodera notre sympathie, remettra en question leur probité morale et diminuera notre confiance en eux.
« On ne fait pas de politique avec de la morale, mais on n’en fait pas davantage sans. » (André Malraux)
Pourquoi leur réputation est-elle si faible ?
Pourquoi sont-ils incapables de rectifier cela ?
Il ne fait aucun doute que certains d’entre eux sont des individus répréhensibles, égoïstes, malfamés et même pervers. L’attrait du pouvoir et de la gloire appâtent des personnes non adaptées à la politique démocratique, où le seul usage légitime du pouvoir devrait être d’atteindre des fins vertueuses et satisfaisantes servant les meilleurs intérêts de l’électorat.
Malgré cela, prétendre que tous, même la majorité des politiciens, sont immoraux, s’engageant dans le but de s’agrandir et de s’enrichir, est une grave erreur. De nombreuses personnes (peut-être la plupart) entrent en politique pour faire le bien et servir leurs concitoyens du mieux qu’ils peuvent, même s’ils n’atteignent pas cet objectif à plusieurs reprises.
Les politiciens ne sont pas stupides et n’ignorent point l’opinion du public à leur sujet, alors pourquoi persistent-ils à perpétuer cette image perçue par le peuple comme profondément problématique?
Bref, étant donné l’incitation à être aimé, l’examen minutieux de la presse et la nécessité d’agir de manière morale et transparente, pourquoi se comporter de façon à saper sa crédibilité et sa sincérité ?
Pour réfléchir à ce problème, examinons notre exigence envers un politicien qui réussit et si cela a un impact sur notre façon d’envisager la position morale des politiciens. La politique est un domaine d’interaction humaine qui a tendance à être moralement désordonné. Eux sont confrontés à des options où ils doivent choisir entre de nombreux maux différents plutôt qu’entre de bonnes et de mauvaises possibilités. Peu importe comment ils décident d’agir dans une situation donnée, les politiciens violeront inévitablement un principe de valeur cher.
Les circonstances les obligent à rompre une promesse ou nécessitent une tromperie. Parfois, cela exige même l’utilisation de la violence pour atteindre un moindre mal dans la poursuite d’une fin louable. Par exemple, une politique visant à assurer la stabilité économique et gouvernementale peut exiger qu’un politicien mente et dissimule ses futurs projets et la véritable raison d’agir ainsi, ou du moins, ne dise pas toute la vérité.
Le succès en politique obligeant un ensemble de vertus différentes de celles généralement admirées et louées dans notre vie quotidienne personnelle constitue un deuxième problème avec l’évaluation morale des actions des candidats.
Les politiciens efficaces doivent être décisifs, courageux, déterminés dans la poursuite du pouvoir et impitoyables.
Mais plus important encore, ils devront accepter de nombreuses situations futures où des conflits de devoirs inévitables les obligeront à agir, même dans le cas où il n’y a aucune possibilité d’aboutir à un résultat décent, où toutes les actions possibles sont déshonorantes et blâmables.
Cela signifie que réaliser et maintenir les conditions politiques et sociales présentes dans des sociétés équilibrées et réellement justes peut ne pas être possible sans, par exemple, la tromperie, la manipulation et même la coercition violente. Cela peut exiger des politiciens d’agir à l’opposé de la justice et de l’équité dans la poursuite d’un objectif finalement noble et louable. C’est ce que l’on appelle parfois le problème de Machiavel, la relation difficile entre les fins et les moyens publics.
Il y a cinq cents ans, Machiavel avait conseillé aux princes « d’apprendre à ne pas être bons » et d’utiliser ces connaissances si cela est nécessaire pour atteindre des objectifs valables. Un politicien qui refuserait de participer à des actions peu recommandables, voire immorales, ne tiendrait pas sa promesse de protéger et de promouvoir les intérêts de ceux qu’il représente quand le bien-être des citoyens est en jeu. Ce n’est pas un acte noble de refuser de faire le mal mais une forme d’auto-indulgence morale qui entraînerait, probablement, la ruine de ceux que le politicien est tenu de protéger.
Cela nous ramène à la question: comment devons nous juger les actions des politiciens ?
Pour accéder aux actions politiques, la théorie morale standard et les caractères des hommes et des femmes, qui les exécutent, offrent généralement une évaluation binaire de leurs agissements et de leurs comportements.
Les politiciens fonctionnent de deux manières : soit moralement juste, soit moralement mauvais et ne peuvent être que bon ou mauvais.
Cependant, il existe une troisième façon de penser les actions politiques nécessitant le mensonge, la manipulation et d’autres actes immoraux. Nous trouvons ici des cas de « mains sales », des situations éthiquement conflictuelles où les politiciens font le mal pour faire le bien. Compte tenu du contexte de l’action politique nécessaire, une telle conduite, tout bien considéré, est moralement nécessaire mais, paradoxalement, laisse tout autant le politicien avec les « mains sales » et une certaine pollution morale.
Revenant à la question de savoir pourquoi ils agissent d’une manière qui sape leur crédibilité et notre confiance en eux….
Nous pouvons répondre en notant que la nature et les exigences de la politique rendent cela inévitable. Trop souvent, nous utilisons peut-être une norme morale inappropriée, qui s’applique à notre vie personnelle, pour juger nos politiciens. C’est un mauvais ajustement, et par conséquent, nous jugeons parfois trop sévèrement et parfois pas assez sévèrement. Les politiciens sont condamnés, à tort, pour des actes qu’ils ont le devoir d’accomplir (mentir, tromper, utiliser la manipulation, etc.) Pour le dire autrement, le rôle de l’homme politique est circonscrit par une morale politique, qui implique des devoirs et des obligations spécifiques, absents d’une éthique personnelle. La morale politique exige que les politiciens se salissent les mains s’il est nécessaire de le faire, même si cela viole leurs propres interdictions et préoccupations déontologiques personnelles.
Pour être clair, nous ne voulons pas, et ce n’est certainement pas dans notre intérêt, que des personnes vicieuses, immorales et égoïstes nous représentent.
Nous voulons que nos politiciens soient des hommes et des femmes bons et vertueux.
Mais comme le souligne le philosophe politique Michael Walzer (philosophe américain, théoricien de la société qui a beaucoup travaillé sur des domaines tels que la politique, l’éthique et la justice), nous voulons, et nous avons également besoin, que nos politiciens ne soient pas « trop bons pour la politique » afin qu’ils entreprennent et agissent sans craindre de se « salir les mains », en cas de nécessité.
Nous exigeons également des politiciens qui se « salissent les mains » et ressentent la pollution morale d’agir ainsi, d’en être pleinement conscient et pénitent car cela révèle une bonne personne, compétente dans sa fonction d’élu du peuple.
Bref, notre paysage moral n’est pas binaire et il y aurait une distinction manichéenne entre les bons, les mauvais et les mains sales.
Attention! Certaines mises en garde importantes doivent être soulignées lorsqu’on affirme qu’il est parfois nécessaire de se salir les mains en politique. Il y a toujours un coût élevé à s’engager dans de telles actions.
Il est préférable d’éviter, dans la mesure du possible, les démarches politiques impliquant des violations morales.
Cependant, s’ils ne peuvent l’éviter, il existe des dangers particuliers dont tout le monde, notamment les politiciens, doit être conscient et se prémunir d’eux. Il est souvent beaucoup trop facile de prétendre qu’une action était un cas d’inconduite, au lieu de reconnaître carrément la mauvaise chose à ne pas faire. Les hommes politiques peuvent être la proie des préjugés inhérents et subtils dans leurs propres motivations. La ligne entre l’utilisation de moyens immoraux et les scénarios justifiés de mains sales, ligne toujours un peu floue, peut être facilement perdue, conduisant à des abus, à la corruption propageant, à leur tour, d’autres violations morales pour couvrir les abus initiaux.
S’engager dans des actions « mains sales » est toujours difficile, exigeant, dangereux et moralement polluant.
Cela ne doit pas être fait à la légère ou avec désinvolture, mais uniquement lorsqu’aucune autre voie n’est possible.
En comprenant que les politiciens doivent parfois ‘mettre la main à la pâte’, en notre nom, en raison de la nature et des exigences de la politique, nous pouvons commencer à les juger ainsi que leurs actions avec plus de précision et d’équité. Cela servira à contrer l’opinion naïve selon laquelle tous les politiciens sont des menteurs, des individus égoïstes, qui manquent de respect et ignorent les préoccupations et les souhaits de ceux qu’ils représentent. Ils doivent être jugés selon une éthique politique où ils peuvent, légitimement, sortir des sentiers battus dans la seule poursuite d’objectifs nobles et louables.
Cependant, autoriser ces implications est différent, comment affirmer que la politique est simplement une question de puissance brute, que les hommes efficaces peuvent ignorer les interdictions morales sur l’utilisation de la violence, de la tromperie et de la manipulation. Reconnaître l’impératif de devoir se mouiller permet de prévoir un cadre réaliste pour juger équitablement le pouvoir, ceci ne doit pas être la proie d’une vision morale naïve aboutissant à l’idiotie politique, ou d’un rejet grossier d’importantes restrictions éthiques conduisant au cynisme et au découragement de notre classe politique.
Nous sommes, en bref, capables de comprendre pourquoi les politiciens doivent parfois dissimuler, obscurcir, mentir et agir d’autres manières odieuses face à nos valeurs morales personnelles.
Rony Akrich