A l’aurore de ma carrière de soignant, lors de mes stages en gériatrie, je me tournais vers les penseurs en la matière pour obtenir des conseils sur la façon de mener ma barque, au long cours des années à venir.
Je m’intéressais aux textes et livres d’études, aux anciens philosophes et là, ma curiosité fut comblée au-delà du possible. Je venais de découvrir une perle rare dans les écrits de Cicéron, l’un des plus grands philosophes de l’Empire romain. L’œuvre s’intitulait « De Senectute » en latin, « De la vieillesse » en français. Il l’avait rédigée en 44 av. J.-C., l’année précédant son exécution, à 63 ans, par les hommes de main de l’empereur Marc Antoine. On l’accusait d’allégeance aux assassins de Jules César et son opposition politique aux dirigeants de Rome.
« De la vieillesse » est une discussion optimiste sur l’esprit des années de déclin de l’homme, explorant la relation avec la nature et décrivant des stratégies pour maximiser le plaisir de la vie. La vieillesse et la mort sont considérées comme des composantes naturelles de l’Humanité. Malheureusement, il n’aborde pas le point de vue des femmes, reflet des cultures phallocrates et patriarcales dans lesquelles le sexe féminin avait un statut inférieur – incapable de voter ou d’exercer des fonctions politiques et largement relégué à la gestion du foyer. Ce défaut, cependant, ne justifie pas le rejet de l’œuvre.
Né en 106 av. J.-C., la vie de Marcus Tullius Cicero s’est mêlée à la politique de Rome. Il est considéré comme l’un des plus grands orateurs de l’histoire. Ses écrits philosophiques ont profondément influencé la civilisation occidentale, y compris les théoriciens des Lumières du XVIIIe siècle tel John Locke, David Hume et d’autres. La plupart de ses textes ont été achevés après la mort de Jules César, il a passé deux ans à les écrire paisiblement dans sa villa de l’ancienne ville de Tusculum, dictant une grande partie de son travail à son dévoué assistant et ancien esclave, Tiron.
Exprimé sous forme de dialogue, Caton, l’ami de Cicéron, est choisi comme orateur principal. Les dialogues étaient un format courant dans les écrits philosophiques grecs et romains, ayant été utilisés par Platon et Socrate. Cicéron a choisi Caton car il avait atteint l’âge canonique de 84 ans. Ce dernier répond aux demandes de Laelius et Scipio, deux jeunes hommes dans la trentaine qui cherchent des conseils sur la meilleure façon de vieillir.
Laélius demande à Caton :
« Vous nous aurez rendu un service des plus bienvenus… puisque nous espérons, voire souhaitons, en tout cas, vieillir, nous pouvons apprendre de vous, bien à l’avance, de quelles manières nous pouvons le plus facilement supporter l’empiétement de l’âge ? »
Caton répond comme un stoïcien – une école de philosophie soutenant qu’un homme sage devrait être indifférent au plaisir et à la douleur, et soumis aux lois de la nature. À ce titre, il salue le déclin du plaisir sensuel, le remplaçant par la jouissance intellectuelle et esthétique. À la base de sa réponse, la qualité de la vieillesse dépend des investissements réalisés au cours des années précédentes, en particulier dans la santé, la force physique, les amitiés et les souvenirs « d’actes accomplis dignement ». Il croit fermement que la vieillesse a une place légitime dans la vie de l’homme :
« Je suis sage parce que je suis à la nature comme le meilleur des guides et que je lui obéis comme à dieu; et puisqu’elle a convenablement planifié les autres actes du drame de la vie, il est peu probable qu’elle ait négligé l’acte final comme si elle était une dramaturge négligente. »
Caton cite des vieillards comme Platon, qui « est mort, plume à la main, dans sa quatre-vingt-unième année », et d’autres qui ont été prolifiques jusqu’à leurs quatre-vingt-dix ans et au début des centaines. Il compare la vieillesse à un cheval courageux et victorieux qui vient de remporter un trophée olympique.
Le dialogue se poursuit toutefois sur une confession qui disqualifie a priori le vieillard choisi: Caton serait une anomalie, car dans la vie courante les vieillards sont miséreux:
« Ce qui nous paraît le plus admirable, c’est que jamais on n’a le sentiment que la vieillesse t’est à charge, alors que la plupart des vieillards la considèrent comme un fardeau haïssable ; à les entendre, on les croirait accablés sous un poids plus lourd que celui de l’Etna. »
Néanmoins c’est toujours à travers Caton que Cicéron définit quatre raisons pour lesquelles la vieillesse semble être malheureuse :
1) Elle nous retire de nos activités.
2) elle affaiblit le corps.
3) elle nous prive des plaisirs physiques.
4) elle nous rapproche de la mort.
Il expose, ensuite, chacun de ses arguments, plaidant pour le plaisir et l’appréciation de la vieillesse, notamment dans le domaine de l’enrichissement intellectuel:
«Ce n’est pas la force physique, la promptitude, l’agilité du corps qui font de grandes choses, c’est l’expérience des affaires, l’autorité qu’on a su prendre, la justesse des opinions qu’on soutient; or, loin d’être privée de pareils avantages, la vieillesse les possède à un plus haut degré.»
Cependant, Cicéron ne connaissait pas la démence, la maladie, il se réfère à la perte de mémoire durant la vieillesse comme une superstition, comme il le fait dire à Caton :
« Je n’ai certainement jamais entendu parler d’un vieil homme qui aurait oublié où il avait caché son argent ! Les vieillards se souviennent de tout ce qui les intéresse, de leurs rendez-vous pour comparaître en justice, qui sont leurs créanciers et qui sont leurs débiteurs. »
À travers son vieux héros, Cicéron conseille de vivre pleinement toutes les phases de la vie, en se prémunissant contre les regrets. Il recommande à l’homme :
« … de faire bon usage de sa vigueur et de faire tout son possible, alors assurément il n’aura aucun regret pour son manque de vigueur…. En bref, jouissez de cette bénédiction pendant que vous l’avez et ne vous lamentez pas quand elle est partie, à moins que vous ne croyiez vraiment que la jeunesse doit déplorer la perte de l’enfance, ou la virilité précoce le décès de la jeunesse. »
Dans sa discussion sur la mort, Caton exprime d’abord la croyance en l’immortalité de l’âme, qui a été placée à l’intérieur des hommes mortels par les dieux pour prendre soin de la terre. Cependant, il concède la possibilité que l’âme puisse effectivement périr avec le corps, mais qu’elle soit toujours conservée dans la mémoire sacrée des paroles et des actes.
Que l’âme soit immortelle ou non, Caton accepte fermement le phénomène de la mort, la vieillesse étant la scène finale du drame de la vie. Dans ses dernières paroles de conseil à ses jeunes amis, il déclare:
« Pour ces raisons…, ma vieillesse est légère pour moi… et non seulement elle n’est pas pénible, mais elle est même heureuse. »
Quelle différence avec notre culture contemporaine qui abhorre la vieillesse et la mort, où le marketing et la technologie promeuvent de fausses promesses de jeunesse prolongée et de vie sans fin!
La pratique de la médecine, dans l’Empire romain, était largement basée sur la tradition grecque de l’équilibre humoral et reposait sur les plantes médicinales, les prières et certaines interventions chirurgicales. Bien sûr, il n’y avait rien dans la voie de l’assistance artificielle à la vie, un phénomène basé sur la science et la technologie, développée au 20e siècle. La médecine moderne est largement structurée sur la préservation de la vie à tout prix – cette philosophie ne s’applique tout simplement pas à beaucoup de nos patients, en particulier lorsqu’elle encourt des souffrances inutiles à un âge avancé. Nous pouvons apprendre beaucoup de la vision de Cicéron, non seulement sur les décisions médicales de prolonger la vie, mais aussi sur la façon dont nous structurons notre propre vie en prévision de la vieillesse afin de la vivre au jour le jour.
J’aimerais terminer ce texte, le sourire aux lèvres, avec ces formidables paroles de Mr Philippe Noiret à ce sujet :
« Il me semble qu’ils fabriquent des escaliers plus durs qu’autrefois. Les marches sont plus hautes, il y en a davantage. En tout cas, il est plus difficile de monter deux marches à la fois. Aujourd’hui, je ne peux en prendre qu’une seule.
A noter aussi les petits caractères d’imprimerie qu’ils utilisent maintenant. Les journaux s’éloignent de plus en plus de moi quand je les lis: je dois loucher pour y parvenir. L’autre jour, il m’a presque fallu sortir de la cabine téléphonique pour lire les chiffres inscrits sur les fentes à sous.
Il est ridicule de suggérer qu’une personne de mon âge ait besoin de lunettes, mais la seule autre façon pour moi de savoir les nouvelles est de me les faire lire à haute voix – ce qui ne me satisfait guère, car de nos jours les gens parlent si bas que je ne les entends pas très bien.
Tout est plus éloigné. La distance de ma maison à la gare a doublé, et ils ont ajouté une colline que je n’avais jamais remarquée avant.
En outre, les trains partent plus tôt. J’ai perdu l’habitude de courir pour les attraper, étant donné qu’ils démarrent un peu plus tôt quand j’arrive.
Ils ne prennent pas non plus la même étoffe pour les costumes. Tous mes costumes ont tendance à rétrécir, surtout à la taille.
Leurs lacets de chaussures aussi sont plus difficiles à atteindre. Le temps même change. Il fait froid l’hiver, les étés sont plus chauds. Je voyagerais, si cela n’était pas aussi loin. La neige est plus lourde quand j’essaie de la déblayer.
Les courants d’air sont plus forts. Cela doit venir de la façon dont ils fabriquent les fenêtres aujourd’hui.
Les gens sont plus jeunes qu’ils n’étaient quand j’avais leur âge. Je suis allé récemment à une réunion d’anciens de mon université, et j’ai été choqué de voir quels bébés ils admettent comme étudiants. Il faut reconnaître qu’ils ont l’air plus polis que nous ne l’étions; plusieurs d’entre eux m’ont appelé « monsieur » ; il y en a un qui s’est offert à m’aider pour traverser la rue.
Phénomène parallèle : les gens de mon âge sont plus vieux que moi. Je me rends bien compte que ma génération approche de ce que l’on est convenu d’appeler un certain âge, mais est-ce une raison pour que mes camarades de classe avancent en trébuchant dans un état de sénilité avancée ? Au bar de l’université, ce soir-là, j’ai rencontré un camarade. Il avait tellement changé qu’il ne m’a pas reconnu. »
Rony Akrich