Quand la décrépitude discrète des indigents ruinés ne peut être ouïe, le Créateur s’indigne et sort de Ses gonds à travers les sentences du prophète. Ce dernier faisait fi de toute indulgence envers ceux pour qui Dieu était primitivement une béatitude spirituelle, une compensation ou une garantie de quiétude.
Dieu, ‘dévoilé’ par les prophètes, incarne l’exigence, la quête de sens, le verbe vouloir incessant, une conscience élevée et une intégrité sans failles.
La sérénité ne côtoyait guère le quotidien du prophète, la souffrance des accablés, l’existence malheureuse, il les portait à bout de bras, elles étaient devenues siennes.
La tourmente du monde ne lui offrait aucun répit.
L’échelle du rêve de Jacob pourrait être la métaphore du labeur de la vie du Patriarche, il avait remarqué que des anges y montaient puis en descendaient afin d’atteindre les cieux. Lui aurait préférer gravir les échelons de la connaissance intellectuelle et comportementale dans le but de ramener sur terre ces enseignements et pouvoir servir, au présent, une société juste et pacifique.
Actuellement, l’indulgence et le conformisme se sont substitués à la contestation enthousiasmée pour le droit, la paix et la justice qui furent la signature des prophètes.
Les sages d’Israël ont, non seulement, très bien appréhendés leurs messages mais ils ont, aussi, requis une collaboration zélée à toutes les affaires de la communauté humaine.
« Quiconque est capable de protester contre les transgressions de sa propre famille et ne le fait point est tenu pour responsable des transgressions de sa famille.
Quiconque est capable de protester contre les transgressions de sa communauté et ne le fait point est tenu pour responsable des transgressions de sa communauté.
Quiconque est capable de protester contre les transgressions du monde entier et ne le fait point est tenu pour responsable des transgressions du monde entier. »
(Traité de Shabbath p.54b)
Il s’agit d’une condamnation, sans appel, à toute forme d’indifférence, un refus de la politique de l’autruche, une volonté de sortir des seules préoccupations paroissiales.
Pour nos prophètes et nos maitres, il est question de lutter pour créer une société meilleure L’injustice ne peut être acceptée passivement. En fait, dans quatre endroits, au moins la Torah nous avertit :
«Et vous éliminerez le mal de votre sein» (Devarim 13: 6, 17: 7, 21:21, 24: 7).
Depuis ses débuts, l’hébraïsme fut une parole de contestation contre les calamités de la convoitise, de l’injustice et de la forfaiture des pouvoirs.
L’ensemble du texte biblique est parcouru d’histoires, de métaphores et d’injonctions législatives contre la passivité face à l’injustice. Hermann Cohen, philosophe juif allemand du 20eme siècle, y découvre une conscience noble car la Torah, seule, affirme, pas moins de 36 fois, qu’il ne faut pas maltraiter l’étranger. Celui-ci devait être préservé de tous maux, bien qu’il ne soit pas membre du peuple, ni du clan, de la communauté religieuse ou même de la famille, mais pour la simple raison d’être une créature humaine. Ainsi, au vu et au su du statut de l’étranger, l’Homme découvrit l’idée d’Humanité.
Notre univers actuel se confronte à d’infinis tourments plus graves les uns que les autres.
La grande pauvreté, la menace qui pèse sur notre écosystème, la mauvaise répartition des richesses, la diminution des ressources, la guerre, la violence etc…
L’hébraïsme appelle à une participation active aux problèmes de la société. Un Hébreu ne doit pas se préoccuper uniquement de ses affaires personnelles lorsque la communauté est en difficulté :
« Si une personne sage participe aux affaires publiques et agit comme juge ou arbitre, elle confère une stabilité à la terre. Mais si elle reste cloitrée et se dit: « en quoi les sujets de société doivent-ils m’intéresser?…Pourquoi devrais-je me préoccuper des voix de protestation du peuple ? Laissons mon âme vivre en paix! » – s’il fait cela, il renverse le monde.
(Midrash Tanhuma, Mishpatim)
L’injustice est inacceptable, devant elle, on ne peut rester passif, il faut la combattre prestement par tous les moyens légaux à notre disposition pour mieux en finir avec sa calamité.
Les Sages du Talmud nous instruisent que l’une des raisons de la destruction de Jérusalem fut l’échec de ses citoyens face à leur devoir de responsabilité : remettre en cause, de manière constructive, le comportement intolérable de l’autre. Une manière de déclarer haut et fort que l’amour sans opinion n’est pas vraiment l’amour !
Les principes de la pratique juive incluent la ferveur, l’étude, la prière, l’accomplissement des commandements et le projet d’une vie de piété. Mais, comme indiqué dans le Midrash suivant, une histoire rabbinique, un enseignement basé sur des événements ou des concepts bibliques considéreront comme pieuse toute personne rebelle à l’injustice:
R. Zeïra dit à R. Simon :
– Tu devrais protester contre ces princes de l’Exil.
– Ils n’en tiendraient pas compte.
– Même s’ils n’en tiennent pas compte, tu devrais protester contre eux, car R. Aha, le fils de R. Hanina, a dit: Jamais le Saint, béni soit-Il, n’a substitué un mauvais décret à un bon décret sorti de Sa bouche, sauf en l’occasion mentionnée dans ce passage :
« L’Éternel lui dit: Passe au milieu de la ville, au milieu de Jérusalem, et fais une marque sur le front des hommes qui soupirent et qui gémissent à cause de toutes les abominations qui s’y commettent (Ez. 9, 4). Le Saint, béni soit-Il, avait dit à Gabriel: Va et marque le front des justes du signe Tav à l’encre, de sorte que les anges exterminateurs ne puissent pas les détruire. Le front des impies, marque-le d’un Tav de sang, de sorte que les anges exterminateurs les tuent. Alors l’Attribut de Justice s’adressant au Saint, béni soit-Il, demanda: « Maître du monde, quelle différence entre ceux-ci et ceux-là? » « Les uns sont des justes parfaits, les autres sont entièrement mauvais ».
[L’Attribut de Justice] reprit:
« Maître du monde, [les premiers] ne se sont pas opposés au mal, et pourtant ils en avaient la possibilité ». « Je sais bien que s’ils avaient protesté contre les méchants, ces derniers ne les auraient pas écoutés ».
«Maître du monde, tu le savais, toi, mais eux, le savaient-ils? » (TB Shabbat 55A)
Dieu a révoqué son ordre initial et les justes ont été reconnus coupables, en raison de leur incapacité à protester.
Par conséquent, il ne suffit pas d’être pieux et de vivre au beau milieu d’un havre d’injustice. Le Maharal de Prague, un sage de la Renaissance, affirme:
la piété individuelle ne peut se valoir devant la faute de non expression contre l’adversité naissante au sein de la communauté. Toute personne sera tenue pour responsable de ne pas avoir su prévenir la souffrance alors qu’elle en était capable. (R. Judah Loew, Netivot Olam, Shaar Hatoh’ah’a, fin du chapitre 2)
L’un des dangers les plus importants du silence face au mal sera d’impliquer l’approbation, voire la protection. Selon Rabbenou Yonah, sage médiéval, les coupables peuvent penser pour eux-mêmes:
« Puisque les autres ne nous reprochent pas, ni ne combattent contre nous, nos faits et gestes sont donc recevables. » (Orchot Zaddikim 24 (Jérusalem: Eshkol, 1967)
Le corollaire de ce silence, de ne point avoir dénoncé l’injustice, est bien exprimé par la déclaration suivante du théologien allemand Martin Niemoller:
« En Allemagne, les nazis sont d’abord venus chercher les Juifs, et je n’ai pas pris la parole parce que je n’étais pas Juif. Puis ils sont venus chercher les communistes et je n’ai pas pris la parole parce que je n’étais pas communiste. Ensuite, ils sont venus chercher les syndicalistes et je n’ai pas pris la parole parce que je n’étais pas syndicaliste. Puis ils sont venus chercher les gitans, et je n’ai pas pris la parole parce que je n’étais pas gitan. Ensuite, ils sont venus chercher les catholiques et je n’ai pas pris la parole parce que je n’étais pas catholique. Puis ils sont venus me chercher… et à ce moment-là, il n’y avait personne pour parler en ma faveur. » (A SUIVRE)
Rony Akrich