Assez de supplier! Dieu veut des hommes debout! Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Assez de supplier! Dieu veut des hommes debout! Par Rony Akrich

Depuis l’aube des religions, l’homme s’est tourné vers le ciel dans une posture de demande. L’être humain commence par louer, prier, glorifier, et remercier Dieu, puis il continue en suppliant encore. C’est le mouvement initial d’une humanité qui reconnaît sa fragilité et sa dépendance. L’homme a toujours su qu’il n’était pas tout-puissant, qu’il était exposé aux forces de la nature, aux mystères de la vie et de la mort, aux contingences qu’il ne maîtrise pas. De là est née la prière, comme cri, comme louange, comme gratitude et comme supplication. Mais la prière est aussi, bien souvent, le lieu de la démission. Car celui qui demande peut oublier qu’il doit aussi agir. Celui qui quémande risque de se déresponsabiliser, d’abandonner à Dieu ce qui relève de sa propre initiative, comme si le divin devait se substituer à sa liberté.

La tradition hébraïque connaît bien cette tentation. Elle ne l’ignore pas, mais cherche à la dépasser. Dans le récit biblique, Dieu ne répond pas toujours à la supplique. Au contraire, il incite souvent l’homme à se lever, à se tenir debout, à agir. L’exemple le plus célèbre est celui de Moïse, face à la mer Rouge, lorsque les Hébreux, paniqués, crient leur détresse. Moïse se tourne alors vers Dieu, mais Dieu lui répond : « Pourquoi me supplies-tu? Parle aux enfants d’Israël, et qu’ils avancent! » (Exode 14,15). La prière ne suffit pas, elle doit déboucher sur l’action. Le miracle n’intervient qu’à la condition que le peuple consente à avancer. La transcendance ne se substitue pas à la responsabilité humaine : elle l’exige.

Lorsque la prière devient l’alpha et l’oméga de la vie religieuse, elle risque d’infantiliser l’homme. L’âme suppliante s’installe dans une dépendance perpétuelle, attendant du ciel ce qu’elle refuse d’assumer sur terre. C’est le règne du « Dieu-providence magique », un Dieu conçu comme une puissance distributrice de faveurs, qu’il suffirait d’implorer pour qu’il comble nos désirs. Mais cette conception a toujours été critiquée par les grands penseurs d’Israël. Maïmonide, dans son Guide des Égarés (3, 17-18), insiste sur la nécessité de comprendre la providence non pas comme une assistance surnaturelle offerte à tout instant, mais comme une participation de l’homme à l’ordre divin par son intelligence et son éthique. Dieu n’est pas une nourrice qui comble les désirs de l’homme ; il est la source de l’intelligibilité du monde, et l’homme, en mobilisant sa raison et sa vertu, devient partenaire de cet ordre.

Le Talmud avait déjà formulé cette critique avec vigueur : « Quiconque dit : Je n’ai rien d’autre que la Torah, même la Torah, il ne la possède pas » (Kiddoushin 40b). Autrement dit, l’étude, la prière et la piété qui ne débouchent pas sur des actes concrets de justice et de responsabilité ne valent rien. Rav Yehouda Léon Ashkenazi (Manitou): développe la figure de l’« Ivri », celui qui « traverse », c’est-à-dire l’homme de rupture et d’initiative, qui ne subit pas, mais fonde une histoire. La crainte de Dieu, si elle n’engendre pas l’action juste, reste stérile.

Cette critique a trouvé un écho radical chez Spinoza. Dans son Éthique (partie V), il tourne en dérision la prière conçue comme demande. Pour lui, prier Dieu pour obtenir une faveur, c’est méconnaître l’essence même de la divinité, qui est identique à l’ordre de la nature. La véritable piété consiste à comprendre les lois de la nature et à s’y conformer. En ce sens, Spinoza pousse à l’extrême une intuition biblique : l’homme mature ne se contente pas de demander, il assume la responsabilité de ses actes.

La philosophie grecque avait déjà ouvert cette voie. Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, affirmait que l’homme accompli est celui qui agit conformément à la vertu et à la raison. La praxis, l’action juste, est supérieure à la simple contemplation lorsqu’elle s’accomplit dans le vrai et le bien. Les Stoïciens, d’Épictète à Marc Aurèle, ont insisté à leur tour sur la responsabilité de chacun face aux événements : nous ne contrôlons pas le destin, mais nous contrôlons nos actions et nos réactions. La sagesse consiste à agir selon le logos, la raison universelle. Horace, dans ses Épîtres (1, 2, 40), lançait déjà son fameux sapere aude, « ose savoir », que Kant reprendra comme devise des Lumières dans son essai Qu’est-ce que les Lumières ? : l’homme majeur est celui qui ose penser et agir par lui-même, assumant sa responsabilité et son autonomie. Hegel, dans la Phénoménologie de l’esprit, affirmera que la liberté ne se révèle que dans l’action historique : l’homme se reconnaît en transformant le monde. Nietzsche, dans Ainsi parlait Zarathoustra, dénoncera l’homme passif, « le dernier homme », pour exalter au contraire l’homme actif, créateur de valeurs, assumant jusqu’au bout la responsabilité de son existence. Hannah Arendt, dans La Condition de l’homme moderne, distinguera le travail, l’œuvre et surtout l’action, comme ce qui définit la liberté humaine dans l’espace public. Et Albert Camus, dans L’Homme révolté, rappellera que l’homme digne est celui qui agit, qui se lève contre l’injustice, qui assume la révolte comme affirmation de responsabilité.

Ainsi, de l’Exode biblique à Aristote, des Stoïciens à Kant, de Maïmonide à Hegel, Nietzsche, Arendt, Camus et Levinas, une constante traverse la pensée humaine : l’homme ne doit pas rester spectateur de son destin, mais acteur, assumant son autonomie, sa liberté et sa responsabilité. Emmanuel Levinas, au 20e siècle, a reformulé cette exigence avec une radicalité sans égale : la rencontre avec Dieu passe par la rencontre du visage de l’autre. Dans Totalité et Infini (1961), il affirme que le divin se révèle non dans le ciel, mais dans l’injonction éthique que porte le visage humain. On ne prie pas Dieu pour qu’il nourrisse l’affamé ; on nourrit soi-même l’affamé, et ce faisant, on prie vraiment. Paul Ricoeur, dans Soi-même comme un autre, a poursuivi cette idée en montrant que l’identité humaine se construit dans la narration de ses actions et dans la responsabilité assumée envers autrui.

Pourtant, il ne faudrait pas réduire la prière à une illusion. Elle garde une fonction essentielle : celle de la mémoire. Elle rappelle à l’homme qu’il n’est pas l’auteur absolu de sa vie, qu’il existe une source plus haute que lui, un mystère qui le précède et le dépasse. Elle le met en relation, non avec une puissance magique, mais avec une transcendance qui donne sens à son agir. Abraham Joshua Heschel, dans Dieu en quête de l’homme (1954), a magnifiquement exprimé cette vérité : la prière véritable n’est pas une demande d’assistance, mais un ébranlement intérieur qui nous rend disponibles à l’action.

Ainsi comprise, la prière n’est pas le contraire de l’action, mais sa condition. Elle prépare l’homme à agir en conscience, à ne pas s’enfermer dans l’orgueil de l’auto-suffisance. Mais elle n’a de valeur que si elle s’accompagne d’un engagement concret. Isaïe l’affirmait avec force : « Ce que je veux, ce n’est pas vos sacrifices, mais que vous brisiez les chaînes de l’injustice et que vous délivriez ceux qu’on écrase. » (Isaïe 58,6.) Prier sans agir, c’est se mentir à soi-même.

On pourrait dire que toute la Bible est une pédagogie de l’homme debout. Adam, dès sa création, est appelé à « travailler et préserver » le jardin (Genèse 2,15). Abraham est appelé à « lève-toi et parcours le pays » (Genèse 13,17). Israël est appelé à devenir « un royaume de prêtres et une nation sainte » (Exode 19,6). Aucune de ces vocations ne se limite à la supplication: elles sont toutes des appels à l’action. Cette anthropologie biblique est une réponse à la tentation universelle de l’humanité: la tentation de déléguer au divin ce qui relève de l’humain.

La prière devient alors une école de responsabilité. Elle ne sert pas à obtenir des faveurs, mais à nous rappeler que nous sommes partenaires de la création. Elle nous invite à transformer la gratitude en générosité, la louange en justice, la supplication en responsabilité. Elle n’éteint pas l’initiative humaine, elle la réclame, et c’est là son véritable sens. Louer Dieu, oui, mais pour mieux s’élever soi-même. Le remercier, oui, mais pour devenir à son tour source de bénédiction. Le supplier, parfois, mais sans jamais se dispenser d’agir. Car l’homme n’est pas créé pour être quémandeur, mais pour être partenaire. La prière véritable n’efface pas l’homme engagé, elle le convoque. Ainsi, l’ultime grandeur de la prière n’est pas de demander, mais de répondre.

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