Au tournant du XXe siècle, la France était un pays où les Juifs pouvaient facilement devenir des parias.
L’affaire Dreyfus avait fait passer l’antisémitisme populaire d’un lent bouillonnement à une ébullition rapide. Les Juifs de l’époque ont réagi, dans une large mesure, en se repliant sur eux-mêmes, en refusant de défendre le capitaine de l’armée, Juif accusé à tort. Dans certains cas, ils se sont même joints aux masses pour se rallier contre lui.
Bernard Lazare (1865-1903), intellectuel public juif français, se souviendra plus tard avec quelle facilité les Juifs français avaient intériorisé la haine dirigée contre eux et adhéré à la culture antisémite dominante qui célébrait l’exil de Dreyfus dans une colonie pénitentiaire isolée. Il écrira : “Même si l’on en trouvait environ trois douzaines pour défendre un de leurs frères martyrs, on en trouverait des milliers pour monter la garde autour de l’Île du Diable, aux côtés des champions les plus dévoués de la patrie.”
Lorsque Bernard Lazare exhorta ses compatriotes juifs à devenir des « parias conscients », au milieu de l’antisémitisme déchaîné de l’affaire Dreyfus, en France à la fin du XIXe siècle, il ne leur demandait pas d’accepter la haine que la société leur portait. Bien au contraire : il les appelait à se réapproprier le terme péjoratif et de l’utiliser pour dynamiser une identité juive renouvelée.
La “haine de soi” des Juifs a longtemps persisté comme la face cachée de l’antisémitisme. L’affaire Dreyfus n’était ni la première ni la dernière fois où les Juifs se dénigraient volontiers les uns les autres, et se dénigraient eux-mêmes au profit de l’acceptation sociale.
Mais ce fut un événement crucial pour Bernard Lazare, qui deviendra l’un des premiers penseurs à analyser ce conflit intérieur des Juifs, à l’époque moderne. Il avait déjà lutté contre sa propre haine de soi, pendant des années, avant que l’affaire Dreyfus ne le fasse changer d’avis. Au début de sa carrière, il avait participé aux cercles littéraires et politiques antisémites d’élite de la fin de siècle à Paris et écrit de nombreux essais antisémites sur des Juifs qu’il jugeait trop riches, trop étrangers et trop religieux. Cependant, devant les effets dangereux de cette rhétorique antisémite manifestés dans la persécution d’Alfred Dreyfus, Lazare se repentit de ses opinions antérieures et chercha également à faire changer d’avis d’autres Juifs ayant adopté des opinions antisémites.
L’expérience moderne de la haine de soi des Juifs est apparue parallèlement à l’émancipation, ce processus par lequel les Juifs ont obtenu la citoyenneté dans des pays où un statut égal leur était historiquement refusé.
Ce n’est pas un hasard, estime Bernard Lazare.
Désireux de transformer la tolérance réticente de leurs pairs chrétiens en un respect plus fraternel, ces Juifs, nouvellement émancipés, étaient prêts à adopter les points de vue antisémites de leurs voisins et amplifier leur propre stature en dénigrant celle des autres Juifs de leur entourage.
Lazare a souligné les Juifs riches sépharades de Bordeaux qui, aussitôt obtenue la citoyenneté, ont protesté contre l’extension de l’émancipation à leurs frères ashkénazes plus pauvres d’Alsace.
“Cette attitude des Juifs de Bordeaux s’est progressivement répandue parmi les Juifs d’Occident à mesure qu’ils retrouvaient leur dignité d’hommes.”, écrivait-il
“Ainsi, même s’il a pu obtenir la citoyenneté et être libéré du ghetto physique, le Juif occidental a appris à habiter un ghetto psychologique ou « moral”, selon lui.
Ce ghetto moral était encore pire que le ghetto physique, car le Juif lui-même participait activement à sa construction. C’était son erreur et son péché.
Il n’a pas pu jouir dignement de sa liberté.
Il ne le considérait pas comme quelque chose qui lui était dû, qui lui avait été volé et qu’il reprenait, mais comme une chose qui lui était accordée, dont il devait se rendre digne. Ainsi, le Juif occidental est devenu un « paria », dans le langage de Lazare, subissant encore les persécutions et la douce bigoterie d’un antisémitisme populaire accepté et retourné contre lui-même.
Il a conservé le statut d’Autre aux yeux de tous ceux qui le voyaient, y compris les siens.
Inévitablement, le paria juif cherche un moyen d’améliorer sa condition. Il s’efforce désespérément de se séparer de sa lignée souillée et de s’assimiler aux masses. Ce faisant, il devient ce que Lazare appelle « un parvenu ».
Le parvenu, c’est-à-dire quelque chose qui s’apparente à « l’ascension sociale », commence à se « déjudaïser », écrit Lazare, jusqu’à « avoir perdu ses propres vertus et acquis seulement les vices de ceux qui l’entourent ».
Pour lui, les Juifs français étaient les parvenus ultimes. Ils ne se contentaient pas de devenir plus chauvins que les Français de France… comme dans tous les pays où les Juifs ont été émancipés, ils ont volontairement brisé la solidarité qui existait entre eux !
Pour Lazare, le « paria » et le « parvenu » sont devenus les typologies référencées par de nombreux penseurs au cours des 120 dernières années.
Hannah Arendt a adopté le terme « paria » pour décrire un éventail de personnages historiques juifs allant de Heinrich Heine à Franz Kafka. Elle a également déploré que la majorité des Juifs soient des parvenus, « essayant continuellement de dissimuler un stigmate imaginaire » en adoptant avec enthousiasme les nationalités de la diaspora.
Jean-Paul Sartre décrit de la même manière les différences entre le Juif « authentique » et le Juif « inauthentique » : « Ce n’est pas l’homme, mais le Juif, que les Juifs cherchent à connaître en eux-mêmes par l’introspection. Et ils cherchent à le connaître pour le nier », a-t-il écrit.
Isaiah Berlin a élaboré une parabole sur les Juifs, ces parvenus archétypaux, les comparant à une bande de voyageurs qui tombent par hasard sur une tribu indigène et cherchent, si désespérément à y être acceptés, qu’ils sont prêts à « vivre ou mourir» pour cela, et, si nécessaire, avec moins de courage et peut-être plus de passion que les indigènes eux-mêmes.
Leur sacrifice volontaire n’a pas eu les effets escomptés car les indigènes les détestent encore plus.
Mais le paria juif n’est pas nécessairement condamné : il n’est pas nécessaire qu’il devienne un parvenu.
Lazare soutient qu’il pourrait plutôt prendre conscience de son statut de paria et le considérer comme sa véritable identité, retrouvant ainsi son pouvoir en tant qu’individu et membre de la communauté juive.
Il a donc choisi de récupérer le terme péjoratif et a exhorté son compatriote juif à devenir avec lui un « paria conscient », résistant, activement, à l’antisémitisme imposé et à la haine de soi à laquelle succombaient les autres.
Seul un paria conscient, affirmait Lazare, pourrait réussir à défendre son intégrité et contribuer à construire une nouvelle identité nationale sans honte.
“C’est un paria ; émancipé ou non, écrit Lazare, c’est donc en paria qu’il doit se défendre, par devoir envers son être, car toute créature humaine doit savoir résister à l’oppression et préserver son droit au développement total, sa liberté d’être et être lui-même”.
À cette fin, il a encouragé le Sionisme, la quête d’une patrie pour des parias conscients, révolutionnaires non seulement dans la société des autres, mais aussi dans la leur.
Même si les Juifs du XXIe siècle ne souhaitent peut-être pas se considérer comme des parias et peuvent grincer des dents en lisant des articles d’actualité faisant référence à Israël comme à un « État paria », le message de Lazare reste vrai. Et le terme “paria” peut encore être fièrement rédimé et rédempteur à jamais.