« Ce n’est pas avec des idées que l’on fait une révolution, c’est avec la capacité de penser encore quand tout conspire à l’empêcher. »
— Bernard Stiegler*
Ce texte est né d’un constat simple, quotidien, mais redoutablement révélateur : l’extinction progressive de la pensée dans la banalité moderne. Ce ne sont ni les crises spectaculaires, ni les chocs visibles qui tuent la liberté intérieure, mais l’usure lente du corps et de l’esprit dans des gestes répétés, des routines vides, des flux ininterrompus.
Chaque matin, chaque soir, des millions d’êtres humains se retrouvent enfermés dans des embouteillages de métal, de bruit, d’images, de sollicitations. Mais ces trajets ne sont pas neutres : ils modèlent l’humain, l’érodent, le programment. Ce texte est une tentative pour redonner forme à cette intuition : quelque chose de plus grave est en jeu. La dépossession du temps n’est pas anodine ; elle est le symptôme d’une fragilité organisée, et peut-être la fabrique d’une servitude nouvelle, douce et consentie.
Face à cela, ce n’est pas la dénonciation qui s’impose, mais la résistance par la pensée, par le silence retrouvé, par la lenteur assumée. En convoquant des voix philosophiques comme celles de Castoriadis*, Ellul*, Illich*, Stiegler*, Han* ou Debord*, ce texte ne prétend pas offrir une solution, mais raviver une vigilance. Une brèche, un souffle, un sursaut.
Car si penser devient une forme de dissidence, alors c’est bien là, précisément, qu’il faut recommencer.
Vivre chaque jour les embouteillages – matin et soir – ce n’est pas seulement subir un désagrément routier. C’est traverser, dans une tension silencieuse, la mise en forme de l’humain contemporain : immobilisé dans une cage de métal, regard vide, nerfs à vif, avalant des kilomètres de bitume sans horizon. Ce temps prétendument perdu est en réalité confisqué. Il est le symptôme d’une dépossession plus large : celle de la pensée, de la parole intérieure, de la liberté d’esprit.
Car que reste-t-il à l’homme, lorsqu’il ne dispose plus de temps pour rien d’autre que ce qui est prescrit ? Que devient-il, quand ses gestes sont dictés par la routine, ses silences remplis par des notifications, son imaginaire colonisé par des images prémâchées ? Il devient fragile, puis manipulable. Il ne se gouverne plus : il est gouverné.
Cette condition n’est pas nouvelle. Déjà Cornelius Castoriadis* nous alertait sur l’hétéronomie moderne, ce phénomène par lequel l’individu vit sous des significations qu’il n’a pas créées, intégrant les normes sociales, économiques, culturelles comme si elles étaient naturelles. La pensée n’est plus une interrogation, mais une adaptation. Le citoyen devient gestionnaire de sa survie mentale.
Et lorsque l’homme ne crée plus ses repères, la technique les crée à sa place. Jacques Ellul* l’a formulé avec une précision prophétique : la société technicienne ne laisse plus de choix à l’humain. Chaque invention appelle l’autre, chaque solution technique engendre une dépendance. Le progrès cesse d’être un outil et devient un environnement totalitaire doux, où toute résistance semble vaine, et toute lucidité, obsolète.
La fatigue qui naît de ces rythmes imposés n’est pas seulement physique : elle est ontologique. Elle touche l’être dans sa profondeur. C’est ce qu’a compris Byung-Chul Han* : dans La société de la fatigue, il décrit un monde dans lequel l’humain s’auto-exploite. Il n’est plus soumis à un maître, mais à son double performant, souriant, productif. L’épuisement n’est plus visible : il est intériorisé. Il ronge la capacité d’être libre depuis l’intérieur.
Dès lors, les êtres humains ne pensent plus vraiment. Non pas par paresse, mais parce que les conditions de la pensée ont été détruites : le silence, la lenteur, l’ennui fécond. L’homme moderne vit dans un flux permanent, une dispersion organisée, un présent sans recul. Bernard Stiegler* parle ici de « prolétarisation de l’esprit »: non plus une privation de biens matériels, mais la dépossession de soi, de sa mémoire, de son attention. L’attention est capturée, monétisée, transformée en produit. Le sujet devient objet.
Dans ce contexte, la manipulation n’a plus besoin d’être brutale. Elle est douce, fluide, invisible. Elle s’infiltre dans le langage, les habitudes, les habitudes de penser. Guy Debord* avait déjà diagnostiqué ce phénomène : le spectacle a remplacé la réalité. L’individu contemple des simulacres, confond information et vérité, révolte et mise en scène. Il ne vit plus directement : il regarde vivre.
Ivan Illich* va plus loin : il affirme que nos institutions modernes, loin de libérer, ont infantilisé. L’école ne forme plus des esprits libres, mais des dépendants du système scolaire. La médecine, le transport, les médias – tout est devenu médiation obligatoire. L’homme ne peut plus apprendre, se déplacer, se soigner, sans passer par un appareil institutionnel qui le définit et le guide.
Et ce processus de dépossession n’est pas brutal : il est lent, quotidien, intégré. C’est une fragilité organisée, une fabrication minutieuse d’un être hétéronome, désorienté, toujours occupé, mais jamais présent à lui-même. L’intelligence n’a pas disparu. Mais ce qui lui manque cruellement, ce sont les conditions nécessaires à son déploiement : le retrait, le silence, la lenteur, l’intervalle.
C’est ce qu’ont montré des penseurs lucides et rigoureux, chacun à leur manière : Castoriadis, Ellul, Illich, Stiegler, Han, Debord. Tous posent cette même question : comment redevenir maître de soi, de son temps, de sa pensée ? Comment arracher l’homme à l’automatisme, au flux, à la douce servitude qui a remplacé les chaînes visibles par des habitudes consenties ?
Ce n’est pas l’intelligence qui fait défaut à nos contemporains. Ce qui manque, tragiquement, c’est l’environnement spirituel de la pensée : un monde où il serait encore possible de s’interrompre, de douter, de s’émerveiller, de créer. Il ne s’agit pas seulement de vivre, mais de vivre pensant, c’est-à-dire en relation avec soi, avec les autres, avec le réel.
Alors que reste-t-il à l’humain ? Un appel silencieux. Un reste inviolé. Une faille, peut-être, dans le grand système d’adaptation. Quelque chose résiste parfois. Une mémoire vive d’une pensée libre, d’une voix intérieure qu’on n’a pas encore tout à fait étouffée. C’est là que réside notre espoir: dans la capacité de dire non, de suspendre, de s’arracher à l’évidence. De redevenir créateur de sens.
Penser aujourd’hui, dans un monde qui dévore le temps, c’est un acte de résistance radical. C’est rouvrir un espace de désobéissance, de souffle, de souveraineté intérieure. Ce n’est pas fuir les embouteillages du monde, mais refuser qu’ils envahissent l’âme.
Face à cette fragilité programmée, il nous faut rouvrir des brèches : des lieux de parole, d’étude, de mémoire, de présence vraie. Des interstices de vérité. Des refuges de lucidité. C’est cela, peut-être, le travail du philosophe aujourd’hui : non pas produire un savoir de plus, mais résister à l’effacement de l’homme pensant. Redonner souffle, redonner forme, redonner dignité à une humanité fragmentée.
*Cornelius Castoriadis (1922–1997)
Philosophe, économiste et psychanalyste d’origine grecque, cofondateur du groupe Socialisme ou Barbarie, Castoriadis est l’un des penseurs majeurs de l’autonomie. Il a montré comment les sociétés créent leurs propres significations, ce qu’il appelle l’imaginaire social instituant, mais tendent à oublier qu’elles en sont les auteurs, sombrant dans l’hétéronomie. Pour lui, penser librement, c’est retrouver le pouvoir de création collective et individuelle, contre les normes figées.
Jacques Ellul (1912–1994)*
Sociologue, historien du droit, théologien et prophète moderne, Ellul est connu pour sa critique radicale de la société technicienne. Il démontre que la technique, loin d’être neutre, obéit à une logique autonome et envahissante. Ce n’est plus l’homme qui guide la technique, mais la technique qui modèle l’homme. Ellul alerte sur la perte de liberté dans une civilisation gouvernée par l’efficacité, où la résistance devient spirituelle avant d’être politique.
Ivan Illich (1926–2002)*
Prêtre, philosophe et éducateur atypique, Illich a dénoncé l’infantilisation provoquée par les institutions modernes, en particulier l’école, la médecine et les transports. Pour lui, l’industrialisation de la vie quotidienne a dépossédé l’humain de son autonomie. Dans Une société sans école, La convivialité, ou Némésis médicale, il appelle à des structures humaines, conviviales, sobres, à hauteur d’homme. Son œuvre est un plaidoyer pour la liberté incarnée, contre la dépendance déguisée en progrès.
*Bernard Stiegler (1952–2020)
Philosophe français de la technique, fondateur d’Ars Industrialis, Stiegler a montré comment le capitalisme industriel et numérique détruit les conditions de l’attention, de la mémoire et du désir. Il parle de « prolétarisation de l’esprit », pour désigner l’appauvrissement des facultés humaines dans un monde saturé d’écrans, d’automatismes, d’algorithmes. Il appelait à une renaissance de l’individuation, par la culture, la pensée critique et les communs numériques.
*Byung-Chul Han (né en 1959)
Philosophe germano-coréen, Han est devenu une voix centrale de la critique du néolibéralisme contemporain. Dans La société de la fatigue, La société de la transparence, ou La disparition des rituels, il décrit un monde où l’homme s’auto-exploite sous la pression de la performance et de la positivité. L’ennemi n’est plus extérieur, mais intérieur : c’est le moi productif, pressé, sans repos. Han appelle à réapprendre la lenteur, le silence, la négativité, comme lieux de résistance.
*Guy Debord (1931–1994)
Théoricien du situationnisme, cinéaste et critique radical du capitalisme avancé, Debord est l’auteur de La société du spectacle (1967), où il montre que le réel est remplacé par des images, et que la vie devient une mise en scène perpétuelle. Dans le monde spectaculaire, l’homme ne vit plus : il regarde vivre, passif et séparé. Sa pensée appelle à rompre avec la fausse conscience médiatique, et à réinventer l’expérience directe du monde.