CONTRE L’EMPIRE DU MAINTENANTISME par Rony Akrich

by Rony Akrich
CONTRE L’EMPIRE DU MAINTENANTISME par Rony Akrich

Allez, venez. On va faire un peu de généalogie et mettre en perspective, comme il se doit, sans se vautrer dans la première secousse hormonale ni s’émouvoir comme des idiots irréfléchis. Ce monde se gave d’émotion comme d’une drogue, érige la larme en argument, le spasme en projet, et confond la dignité humaine avec la rapidité d’un réflexe nerveux. Il faut, à contre-courant, rappeler quelques vérités premières : la pensée n’est pas un loisir sentimental, mais un acte difficile, de patience, d’exigence.

Aujourd’hui, la foule, cette cohorte d’incompétents, de crétins diplômés, d’handicapés synaptiques, n’aspire plus qu’à la satisfaction immédiate. La paix maintenant, le Messie maintenant, la solution maintenant, la même structure que mes petits-enfants réclamant leur chocolat maintenant, sauf qu’eux ont deux ans, cela les excusent. Cette génération du maintenantisme n’accepte ni la durée, ni la construction, ni la maturation : elle hurle sa demande comme on jette un tweet, convaincue que l’univers tout entier doit s’y plier.

Qu’est-il arrivé? D’où nous vient cette détestation du temps long, cette incapacité à tolérer la moindre frustration? C’est là qu’il faut ouvrir la boîte à outils généalogique. Car cet empire de l’émotion n’est pas né d’hier.

Rousseau, d’abord, a sacralisé la spontanéité du sentiment comme vérité suprême. Il a proposé d’écouter l’élan du cœur contre les calculs de la raison, ouvrant la porte à une nouvelle religion de la sincérité immédiate. Ensuite, le romantisme est venu couronner la passion comme unique preuve d’authenticité : plus on souffre, plus on est pur, plus on pleure, plus on est vrai. Puis la société de consommation a transformé la pulsion en produit : le désir est devenu un marché, la frustration un blasphème.

Freud, lui, avait pourtant montré la différence entre le principe de plaisir (l’enfant) et le principe de réalité (l’adulte). Notre époque a décidé de tout miser sur le plaisir, fuyant l’épreuve de la réalité.

Hannah Arendt a mis en garde : confondre la sphère privée, où l’émotion est légitime, et la sphère publique, où seul le jugement compte, c’est détruire l’espace commun. Or nous vivons désormais dans la confusion totale : la place publique est un déversoir d’intestins, où l’on expose la moindre vibration viscérale comme étendard moral.

René Girard, enfin, a expliqué comment la compassion pouvait se muer en tyrannie victimaire : la victime est devenue le nouvel absolu, toute structure hiérarchique est jugée persécutrice, et toute autorité suspecte de cruauté. La société, prise d’une ivresse sacrificielle, a sacralisé la blessure.

Et puis il y a Nietzsche, qui se tient comme un gigantesque rappel à l’ordre. Avec sa méthode de généalogie, il nous somme de décaper les valeurs, d’aller voir ce qu’elles cachent : la morale de l’esclave, le ressentiment, la volonté de puissance inversée. Nietzsche nous apprend que cette idolâtrie de l’émotion n’est rien d’autre qu’une revanche des faibles, qui transforment leur impuissance en vertu. Avec sa notion de perspective, il fracasse l’illusion d’une vérité unique dictée par la larme : il nous enseigne que la pensée est multiple, conflictuelle, qu’elle exige de comparer, de hiérarchiser, de différer.

« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations״, et c’est précisément pour cela qu’il faut se méfier de ceux qui prétendent parler au nom d’une vérité absolue.

Voilà la généalogie. Voilà le pédigrée du maintenantisme :

Rousseau, la sacralisation du sentiment

le romantisme, l’apothéose de la douleur

Freud, la fuite du principe de réalité

Arendt, la confusion privé/public

Girard, le triomphe victimaire

Nietzsche, le grand démolisseur, comme antidote.

Qu’espérez-vous proposer à ces enfants du spasme et du happening ? Leur parler de tragique, de temps long, de patience, d’effort, de construction ? Peine perdue. Ils veulent tout, immédiatement, avec la solennité d’un spot publicitaire et la morale d’un influenceur TikTok.

Pour eux, la pensée est une douleur, la mémoire un poids, la complexité une insulte. Ils préfèrent la dopamine, la réaction, le frisson. Ils ne veulent pas nommer les choses, comme Camus le réclamait, pour leur ôter la moitié de leur malheur ; ils veulent y patauger, en faire commerce, jouir de leur propre sanglot.

Voilà pourquoi il faut réhabiliter la lucidité, la froideur, la retenue. Refuser cette tyrannie de l’émotion, refuser de plier l’histoire à la morale de l’instant, refuser d’accorder la moindre dignité à la larme comme argument. La dignité humaine consiste à se retenir, à penser, à différer, à assumer la lenteur, non à hurler la première émotion comme la vérité du monde.

Il nous faudra, à rebours, défendre la pensée comme une arme, pas comme un doudou. La raison comme une épée, pas comme une serviette pour essuyer ses larmes. La perspective comme une discipline, pas comme une fantaisie. 

Car sinon? Sinon nous serons gouvernés par nos intestins collectifs, et la civilisation se noiera dans le spasme universel de ses petites victimes d’un jour.

À tous ces apôtres du maintenant, à ces prophètes de la dopamine, il faut lancer ce défi : osez la vérité, osez le temps, osez la pensée. S’ils refusent, qu’ils restent esclaves.

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