Kohelet traite de l’absurdité du temps et du hasard de la même manière qu’il traite de la mort, un mot lui permet cette rencontre.
La pierre de touche sera la formule «tout est vanité» ou bien tout est « Havel» en Hébreu. Il l’utilise à propos des événements de l’existence, elle émane autant du temps qui passe que de la règle aveugle du hasard comme de la mort imminente. Particulièrement dans les trois premiers chapitres de l’Ecclésiaste, il y a une hyper-sensibilité au temps. Dans le spectre de l’absurde, le temps qui passe est l’une des principales causes d’absurdité, un composant universel, [le temps] décompose le sens de soi et annihile tout fondement de croyance en un modèle homogène ou annexant un sens pour sa vie.
Il ne sert à rien de valoriser les événements car tous sont éphémères; rien ne peut durer, donc rien n’est recevable. Il n’y a pas de sens durable au passé, pas de fiabilité à l’avenir et pas de repos dans le présent. Habituellement, notre mémoire revient sur les événements leur donnant un sens.
Kohelet le sait:
« J’ai encore observé sous le soleil que le prix de la course n’est pas assuré aux plus légers, ni la victoire dans les combats aux plus forts, ni le pain aux gens intelligents, ni la richesse aux sages, ni la faveur à ceux qui savent; car mêmes destinées et mêmes accidents sont le lot de tous. » (9.11).
Le temps annule tout ce avec quoi il entre en contact, provoquant, en partie, l’anxiété ou la misère. L’Ecclésiaste sait, au fond, que même si son existence temporelle n’était pas tourmentée par l’éphémère, la rupture, l’esquisse d’un avenir, sans parler de la vacuité de l’espace-temps, cela résonnerait d’ennui. Il aurait encore à faire face à la grande faucheuse, l’absurdité ultime, cette ponctuation finale qui pourrait être trois points, ceux du temps, du hasard et de la mort, ou juste un, le vide.
De nombreux penseurs « modernes » considèrent la misère qui découle de l’œuvre de Kohelet comme une condition requise de la vie consciente. Heidegger, Camus, Sartre, Tolstoï, Nietzsche et Mark Twain (Lettres de la Terre 1962), tous perçoivent la tension existentielle, dont nous avons discuté, à la fois inévitable et nécessaire. Schopenhauer a suggéré (comme Twain):
«Le fléau perpétuel du peuple est le besoin, l’ennui est celui du monde aisé. Dans la vie civile, il est représenté par le dimanche, alors que le besoin l’est par les six jours de la semaine.» (« Le monde comme volonté et comme représentation »)
L’anxiété existentielle, comme la misère de Pascal, sont notre lot, mais la misère vaut mieux que la platitude, et les torturés de tourments ne se lassent jamais. Kohelet semble fatigué du monde – et c’est peut-être pourquoi il semble si moderne – il ne se décourage point et se refuse au rôle assigné. On se souvient du ‘garçon de café’ de Sartre:
« Voilà bien des précautions pour emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpétuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à coup sa condition ». (J.-P. Sartre, L’Etre et le Néant, Paris, Gallimard, 1976, p. 95-96.)
Son attitude est parsemée de mépris, comme celle de Sisyphe – le héros absurde. Comme lui, Kohelet se rend compte que tout est ‘Absurde’, cet entendement l’élève mais, non sans dire clairement que d’avoir trop pensé, il s’est rendu malheureux. Si l’absurdité de la mort l’a rendu misérable, il est tout de même parvenu à l’accepter, cela caractérise par ailleurs la plupart des écrits modernes (tous existentialistes). En raison de la découverte de l’essence de ‘Havel’, l’esprit du changement d’attitude de Kohelet est difficile à cerner, mais une lettre écrite par Voltaire à l’âge mûr de 73 ans approche.
« Pour moi chétif, je fais la guerre jusqu’au dernier moment… je reçois cents estocades, j’en rends deux cents et je ris…. Je regarde ce monde comme une farce qui devient quelquefois tragique. Tout est égal au bout de la journée, et tout est encore plus égal au bout de toutes les journées. » (À Mr le Cardinal Bernis, lettre 4877)
Cela ne ressemble-t-il pas à Kohelet dans ces versets si instructifs pour chaque-un: de 11: 7 à 12:12?
« Douce est la lumière, et c’est une jouissance pour les yeux de voir le soleil. Aussi, quand même l’homme vivrait de longues années, qu’il les consacre toutes à la joie, en songeant aux jours des ténèbres, qui seront nombreux: alors tout ce qui adviendra sera néant. Réjouis-toi, jeune homme, dans ton jeune âge; que ton cœur soit en fête au temps de ton adolescence. Suis librement les tendances de ton esprit et ce qui charme tes yeux: saches seulement que Dieu t’appellera en jugement pour tout cela. Chasses les soucis de ton cœur, éloignes les souffrances de ton corps, car adolescence et jeunesse sont chose éphémère. » (11, 7-10)
« Surtout souviens-toi de ton Créateur aux jours de ta jeunesse, avant qu’arrivent les mauvais jours et que surviennent les années dont tu diras: « Elles n’ont pas d’agrément pour moi »; avant que s’obscurcissent le soleil et la lumière, la lune et les étoiles, et que les nuages remontent aussitôt après la pluie. C’est le moment où fléchissent les gardiens de la maison, où se tordent les lutteurs vigoureux, où les meunières, devenues rares, restent oisives, et où celles qui regardent par les lucarnes voient trouble; où les portes, ouvrant sur le dehors, se ferment, tandis que s’affaiblit le bruit du moulin, devenu semblable à la voix d’un passereau, et où s’éteignent toutes les modulations du chant; où l’on s’effraie de toute montée, où la route est pleine d’alarmes, où l’amandier fleurit, où une sauterelle paraît un pesant fardeau, et où les câpres demeurent impuissantes, car déjà l’homme se dirige vers sa demeure éternelle, et les pleureurs rôdent sur la place. [N’attends pas] que se rompe la corde d’argent, que se brise la boule d’or, que le seau soit mis en pièces près de la fontaine et que la poulie fracassée roule dans la citerne; que la poussière retourne à la poussière, redevenant ce qu’elle était, et que l’esprit remonte à Dieu qui l’a donné. Vanité des vanités, disait Kohélet, tout est vanité! Ce qui témoigne mieux encore que Kohélet était un sage, c’est qu’il ne cessa d’enseigner la science au peuple; il pesa, il scruta et composa de nombreuses sentences. Kohélet s’appliqua à trouver des dictons de prix, des choses écrites avec droiture, des paroles de vérité. Les paroles des sages sont comme des aiguillons, [les dires] des auteurs de collections, comme des clous bien plantés: tout émane d’un seul et même pasteur. Mais, mon fils, sois bien en garde contre ce qui viendrait s’y ajouter: on fait des livres en quantité, à ne pas finir; or, beaucoup méditer, c’est se fatiguer le corps. » (12, 1-12)
Les paroles de Voltaire sont reconnues en France comme un précédent de ‘je m’en fichisme’ (et au Québec comme d’un ‘je m’en foutisme’). Dans le cas Voltaire, ‘je m’en fichisme’ est une résolution méthodique de ne rien prendre trop sérieusement dans la vie. L’Ecclésiaste, en comprenant l’absurde, développerait-il un semblable je m’en fichisme, dans une moindre mesure, néanmoins, car il croit toujours que Dieu assigne l’homme à rendre compte de ses faits et gestes.
« Réjouis-toi, jeune homme, dans ton jeune âge; que ton cœur soit en fête au temps de ton adolescence. Suis librement les tendances de ton esprit et ce qui charme tes yeux: saches seulement que Dieu t’appellera en jugement pour tout cela. » (11, 9).
Vouloir entraîner Voltaire dans un comparatif avec Kohelet résulte d’une démarche que partagent les deux hommes; une approche que je qualifierais d’ironique face à l’absurde. Le ‘Havel’ n’est pourtant pas une incongruité comme l’ironie car il est tellement plus fort, plus tragique, dans ses conséquences sur l’esprit humain. La rupture entre l’acte et ses conséquences est la réalité sur laquelle la raison humaine se fonde; l’absurde prive les actions humaines de leur signification et sape trop souvent toute moralité.
On peut être d’accord, les deux termes sont interchangeables, mais l’ironie, pour Kohelet, est beaucoup plus étendue que ne le permet une simple lecture. Une fois toutes les choses définies ici-bas comme absurde, l’ironie devient un outil nécessaire pour que Kohelet continue à vivre. Je ne parle pas ici d’ironie situationnelle, du genre de celle utilisée par l’auteur de Samuel 2 lorsque le roi David demande à son général trompé, Urie, de transmettre son propre arrêt de mort.
Au contraire, pour Kohelet, l’ironie joue un rôle beaucoup plus important; elle devient un filtre à travers lequel il traite le monde. Elle est difficile à entendre dans l’Ecclésiaste à cause du style d’écriture plat considéré par la critique comme une sorte «d’écriture blanche» Roland Barthes avait introduit ce terme pour désigner la manière d’écrire sans effets littéraires, semblable à Hemingway.
Le puissant Kierkegaard a écrit un livre entièrement sur l’ironie, et son propos sur cette notion rend la compréhension de la nature de l’ironie de Kohelet un peu plus facile (dans la mesure où Kierkegaard rend tout « plus facile »):
« Le concept d’ironie permet de parler sans mentir lorsqu’on parle de ce dont il est impossible de parler. Car celui qui parle là où parler est impossible ne saurait éviter de mentir. Lorsque l’on parle de Dieu, ce n’est presque jamais de Dieu qu’on parle, surtout si la voix s’élève jusqu’aux accents de la conviction. L’humour, d’autre part, sert à préserver l’incognito du religieux. Chacun de nous doit travailler sans trêve à devenir toujours plus subjectif, c’est-à-dire s’approcher davantage de l’origine à travers laquelle Dieu nous a donné la condition humaine : la liberté. C’est à elle que nous devons de pouvoir, en tant que sujet subjectif, dire ’je’. »
Il est difficile de croire que ce passage n’a pas été écrit en référence à l’Ecclésiaste; tant d’éléments sont exactement comme les observations de Kohelet. Bien sûr, la «vanité» dont parle Kierkegaard n’est pas utilisée de la même manière que nous avons appréhendé ‘havel’, mais sa signification hébraïque littérale a encore de nombreuses connotations. Comme le souligne Kierkegaard, un sujet ironique se libère en reconnaissant ‘la futilité’ tout autour de lui.
Pour Kohelet, le «rien ironique» est au cœur même de ses réflexions et il est intéressant de noter que le terme danois pour ‘havel’ se traduit par la notion de «plaisanteries». Kohelet est devenu plus léger, plus vide et plus volatile à travers ses interrogations et il ressemble aux personnages de Kundera, dans « l’insoutenable légèreté de l’être », au dernier chapitre: Le destin est une chimère, l’existence humaine précaire. Kohelet, après avoir découvert ‘havel’, décide de changer d’attitude envers l’univers.
Renan le dit ainsi:
« La bonne humeur est ainsi le correctif de toute philosophie. Je ne connais pas de philosophie gaie ; mais la nature est éternellement jeune et nous sourit toujours. Il n’y a pas d’impasse pour elle. Elle sort des situations les plus désespérées. Au premier coup d’œil, l’Humanité de nos jours semble acculée à une position sans issue. Les vieilles croyances au moyen desquelles on aidait l’homme à pratiquer la vertu sont ébranlées, et elles n’ont pas été remplacées. Pour nous autres, esprits cultivés, les équivalents de ces croyances que fournit l’idéalisme suffisent tout à fait ; car nous agissons sous l’empire d’anciennes habitudes; nous sommes comme ces animaux à qui les physiologistes enlèvent le cerveau, et qui n’en continuent pas moins certaines fonctions de la vie par l’effet du pli contracté. Mais ces mouvements instinctifs s’affaibliront avec le temps. Faire le bien pour que Dieu, s’il existe, soit content de nous paraîtra à plusieurs une formule un peu vide. Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous ?… Une seule chose est sûre : c’est que l’Humanité tirera de son sein tout ce qui est nécessaire en fait d’illusions pour qu’elle remplisse ses devoirs et accomplisse sa destinée. Elle n’y a pas failli jusqu’ici ; elle n’y faillira pas dans l’avenir. » (‘Ernest Renan, Dialogues philosophiques)
Renan a touché, sans le savoir, le pouls même de la nouvelle attitude de Kohelet, bien qu’il ne soit pas aussi effronté. La reconnaissance de l’absurde ne devrait jamais être une conclusion. Selon Camus, c’est un point de départ. La conclusion de reconnaître l’absurde est:
« Cet insaisissable sentiment de l’absurdité, peut-être alors pourrons-nous l’atteindre dans les mondes différents mais fraternels, de l’intelligence, de l’art de vivre ou de l’art tout court. Le climat de l’absurdité est au commencement. La fin, c’est l’univers absurde et cette attitude d’esprit qui éclaire le monde sous un jour qui lui est propre, pour en faire resplendir le visage privilégié et implacable qu’elle sait lui reconnaître. » (Le Mythe de Sisyphe).
Kohelet a exercé ce détachement ironique qui fut le terme de ses questions sans réponses. Les conclusions sont similaires:
« Répands ton pain sur la surface des eaux, car à la longue tu le retrouveras. Donnes-en une part à sept, même à huit, car tu ne sais quelle calamité peut se produire sur la terre, si les nuages chargés de pluie se déverseront sur le sol, et si un arbre tombera du côté du Midi ou du Nord là où il sera tombé, il demeurera. Qui observe le vent ne sèmera pas; qui regarde les nuages ne moissonnera pas. Pas plus que tu ne connais la voie de l’esprit allant animer l’embryon dans le sein qui le porte, tu ne saurais connaître l’œuvre de Dieu, auteur de toutes choses. » (11, 1-5)
L’Ecclésiaste a besoin de ce détachement pour se détendre. Pour que sa vie devienne une conduite et non un programme, un rôle et non un complot.
Un espace-temps dirigé vers une finalité pourrait aider une personne à faire beaucoup de choses mais ces objectifs, une fois atteints, paraitront absurdes et c’est le conseil de Kohelet. Quand il dit qu’ « il n’y a rien de nouveau sous le soleil », la déclaration s’applique à la sagesse mais non point à l’expérience, à la théorie non à la pratique.
Comme pour Camus, ce détachement est nécessaire pour que Kohelet retrouve:
« Le corps, la tendresse, la création, l’action, la noblesse humaine, reprendront alors leur place dans ce monde insensé. L’homme y retrouvera enfin le vin de l’absurde et le pain de l’indifférence dont il nourrit sa grandeur. »
Abaisser l’horizon de ses attentes est libérateur quand tout est jugé absurde, et seulement en réalisant, comme l’a fait Kohelet, que rien n’est vraiment nouveau.
Une personne pourrait-elle vivre avec une même intensité lorsque tout est toujours un seul et identique éternel retour?
Mettre en parallèle Kohelet avec la vie absurde est difficile sans l’aide de Camus, mais nous pouvons être en bonne voie si notre entendement original de « havel » se pense comme « absurde ». Alors la nouvelle attitude de Kohelet pourrait ressembler au Mythe de Sisyphe (1942). Camus fait du personnage de Sisyphe, condamné par les dieux à rouler éternellement aux enfers un énorme rocher au sommet d’une montagne et à le voir débouler la pente sitôt qu’il touche au but, le symbole de la condition humaine, enfermée dans une éternelle répétition des cycles de transports, travail, repas, sommeil.
« La Cantatrice chauve » (1950) d’Eugène lonesco (1909- 1994) se termine par les répliques du début de la pièce, laissant deviner un éternel recommencement. Les deux actes d’« En attendant Godot » (1952) de Samuel Beckett (1906-1989), reprennent les mêmes situations, les mêmes conversations, autour de l’attente vaine de ce Godot que les personnages ne cessent d’attendre et qui ne viendra pas.
Si le rendu lexical de « havel » devait être « souffle, brouillard ou vapeur », ce serait encore mieux que pas de souffle du tout, c’est-à-dire un absurde absolu, pour Kohelet. Néanmoins, selon ses propres mots toujours d’une grande sagesse, l’Ecclésiaste nous déclare tout de même:
« Les paroles des sages sont comme des aiguillons, [les dires] des auteurs de collections, comme des clous bien plantés: tout émane d’un seul et même pasteur. Mais, mon fils, sois bien en garde contre ce qui viendrait s’y ajouter: on fait des livres en quantité, à ne pas finir; or, beaucoup méditer, c’est se fatiguer le corps. » (12, 11-12).