De la causalité à la responsabilité : la leçon de Nadav et Avihou – regard philosophique et judaïque

by Rony Akrich
De la causalité à la responsabilité : la leçon de Nadav et Avihou – regard philosophique et judaïque

Cet épisode biblique de Nadav et Avihu (Lévitique 10:1-2) acquiert une signification particulière à notre époque, où l’innovation, défiant le cadre existant, est plus florissante que jamais. Ces deux fils d’Aaron, animés d’une passion excessive, innovent en se présentant non pas avec une offrande d’encens, comme prescrit, mais avec un feu étranger devant dieu, une initiative non sollicitée qui se solde par une sanction immédiate : le feu divin les consume. Cette scène sauvage perdure pour inciter et provoquer de profondes réflexions. Elle décrit des valeurs fondamentales qui ont traversé le temps humain: l’audace de l’innovation, l’influence de la causalité, l’obligation de la responsabilité et les limites du cadre collectif.

La causalité a été considérée comme une loi universelle dans tous les domaines depuis la Grèce antique: Aristote (384-322 av. J.-C.) disait: « Chaque cause a un effet ; rien n’est une ignorance de la nature, pas plus que nos actions. » L’homme doté de raison doit prévoir et assumer les conséquences de ses actions. Cette idée est profondément enracinée dans la tradition juive sous le principe de « midah keneged midah », qui dicte que chaque action, bonne ou mauvaise, est suivie d’une réaction, qu’elle soit immédiate ou différée (Talmud Sota 8b). Mais la Bible (ou la Torah) va plus loin: dans l’histoire de Nadav et Avihu, la causalité est immédiate, moralisatrice, presque exemplaire. Elle suggère que le monde du sacré exige une compréhension plus profonde de la portée de nos actions. Là où Aristote exige une prévisibilité rationnelle, la Torah radicalise l’équation de l’action à sa conséquence afin d’établir une réelle moralité de la vigilance.

L’un des grands penseurs et rationalistes juifs, Maïmonide (1138-1204), offre un aperçu de ce problème par son avertissement: « La piété sans intelligence peut être source de faute. » Comme il le dit dans son ‘Mishneh Torah’, il faut mêler ardeur et discernement, ne jamais séparer l’intention pure de la nécessité d’une responsabilité concrète devant la loi et la communauté. Pour sa part, Emmanuel Kant (1724-1804) insiste sur le fait que la grandeur morale d’un être humain réside dans sa capacité à « agir par devoir », c’est-à-dire à soumettre les impulsions personnelles à la règle universelle: « Agis seulement selon cette maxime qui fasse que tu puisses en même temps vouloir qu’elle devienne une loi universelle. » Plus proche de nous, Hans Jonas (1903-1993) met en garde les humains modernes dans Le principe responsabilité: « Plus nos pouvoirs sont grands, plus notre responsabilité devrait l’être. » « Agis de sorte que les effets de ton acte ne détruisent pas la possibilité d’une vie humaine authentique sur terre. » Tel est le message éternel de Nadav et Avihu: ils sont les annonciateurs involontaires de la nouvelle lutte entre l’innovation et la prudence. Le judaïsme, pour sa part, ne diabolise pas la liberté ou la créativité. Mais il place la responsabilité au fondement de la condition humaine. « J’ai mis devant toi la vie et la mort… choisis la vie! » (Deutéronome 30:19) La tradition soutient que « celui qui sauve une vie sauve un monde entier » (Talmud Sanhédrin 37a), ce qui élève la signification de chaque acte individuel.

• Une innovation illimitée avec le risque d’excès ou de rupture improductive. Un autoritarisme étouffant qui ne laisse aucune place à la créativité ou à la responsabilité. Lévinas (1906-1995), le philosophe et talmudiste, commence avec le « visage de l’autre » pour justifier la responsabilité morale. Pour lui, l’innocence de nos actions est un mythe: « Le moi est responsable d’autrui, au-delà de tout ce qu’il fait. » Dans un monde où chaque innovation technologique ou sociale a le potentiel de perturber l’équilibre collectif, l’histoire de Nadav et Avihu pose une question importante: comment équilibrer l’élan créatif et la prudence éthique? Jusqu’à quel point peut-on s’écarter des limites sans perdre de vue la cause, l’effet et la solidarité? La réponse du judaïsme n’est pas le retrait ou l’obéissance aveugle. C’est la vigilance créative: « Ce n’est pas à toi d’achever l’œuvre, mais tu n’es pas non plus libre de l’abandonner » (Pirkei Avot 2:16). Cela signifie: ose agir, mais agis en sachant que tu détiens l’avenir du monde.

Nadav et Avihu ne sont pas ces boucs émissaires de la société ou martyrs sacrés: ils représentent le défi de la manière dont chaque société doit s’adapter et évoluer sans s’anéantir elle-même – comment innover sans perdre son chemin. Leur histoire, éclairée par la philosophie et le judaïsme, rappelle que la vraie grandeur ne consiste pas à échapper à la causalité, mais à la transformer en une conscience active et responsable. Dans un monde où chaque décision individuelle a des conséquences planétaires, l’impératif ancien est devenu notre mandat présent: agir, c’est toujours prendre ses responsabilités.

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