Dans la paracha Toledot se dévoile une humanité très concrète: deux parents, deux fils, deux amours, et une haine qui se construit peu à peu sous la surface jusqu’à éclater. Isaac aime Ésaü, Rivka aime Jacob. En apparence, chaque enfant a un parent qui l’aime. En réalité, l’amour est partagé, clivé, presque politique: chacun choisit son « camp ». Au lieu d’un amour qui enveloppe toute la maison, se forment deux systèmes de pouvoir séparés. De cette fissure naît la rancœur d’Ésaü envers Jacob, jusqu’au désir explicite de le tuer. La paracha nous enseigne que là où l’amour est donné de manière partielle, biaisée, intéressée, la haine n’est pas l’opposé de l’amour, mais le produit d’un amour blessé.
Pour éclairer cela, on peut convoquer quelques jalons de la philosophie de l’amour. Déjà chez Platon, l’amour se présente comme une force qui peut s’élever de l’attirance sensible vers la recherche du bien, du beau et du vrai. Tant qu’il reste rivé au plaisir immédiat, il demeure possessif: « à moi », « qui me sert ». Lorsqu’il progresse, il devient fidélité à une valeur qui dépasse le moi individuel. Dans Toledot, l’amour d’Isaac pour Ésaü est lié à la chasse, à la capacité d’apporter du gibier: il repose sur ce que le fils procure. Ce n’est pas nécessairement un sentiment corrompu, mais il révèle une forme d’amour utilitaire, qui s’attache à l’avantage reçu plutôt qu’à la vocation de l’être aimé. À la place de la responsabilité, s’installe la dépendance.
Aristote, lui, pense l’amour sous la forme de l’amitié et distingue trois types: fondée sur l’utilité, sur le plaisir, ou sur la vertu. Dans les deux premiers cas, l’autre est un moyen: je l’aime tant qu’il m’est utile ou agréable. Seule l’amitié de vertu reconnaît l’autre comme une fin en soi, compagnon dans une vie bonne. Appliquée à la maison d’Isaac, cette typologie montre que la question n’est pas seulement: « les parents aiment-ils leurs enfants? », mais: « de quel type d’amour s’agit-il ? ». L’enfant est-il perçu comme une compensation à un manque, une garantie de continuité, un prolongement narcissique, ou comme un être de vocation propre qui oblige aussi les parents à grandir ? Quand l’amour se fige sur un seul enfant, il perd sa dimension de justice: il n’est plus droiture de l’âme, mais inclination partiale. Pour Aristote, ce déséquilibre n’est pas seulement une faute morale; il fragilise l’ensemble des relations de confiance.
Augustin, plus tard, pose la question sous un autre angle: que devient l’amour humain lorsqu’il se détache de l’ordre plus large du bien ? Il oppose un amour centré sur un moi refermé sur lui-même à un amour orienté vers ce qui dépasse ce moi. Quand l’amour tourne autour de « moi », de « mon » bien, de « mes » objets, il glisse vers l’emprise, la jalousie, l’exigence. La haine naît alors non de l’absence d’amour, mais d’un amour dévoyé, replié sur la possession. Ésaü n’est pas seulement une figure de méchant: il incarne celui qui a vécu un amour paternel exclusif, pour découvrir soudain qu’il ne lui garantit aucune sécurité. La primogéniture est vendue, la bénédiction lui échappe, et l’amour, au lieu de le stabiliser, devient source d’humiliation. Sa haine pour Jacob est aussi une haine de lui-même et d’un monde intérieur qui s’effondre. Augustin décrit précisément cette situation: un amour sans transcendance devient hypersensible à la frustration et se convertit rapidement en vengeance.
Spinoza, de son côté, propose une analyse psychologique: l’amour est une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure; la haine, une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. Lorsque j’éprouve manque ou humiliation et que j’identifie quelqu’un comme cause de cet état, je tends à le haïr. Chez Ésaü, l’écart entre ce qu’il pensait lui revenir et la réalité où Jacob reçoit la bénédiction fait de son frère la cause désignée de sa souffrance. Là où l’amour familial aurait dû créer une charpente de sécurité, il devient canal de blessures. Spinoza souligne aussi que l’amour et la haine se nourrissent souvent d’une imagination confuse: manque de clarté, de parole vraie, de transparence. Or notre paracha est saturée de ruse et de non-dits: Jacob se déguise, Rivka intrigue, Isaac ne voit pas. Le secret et l’illusion alimentent l’imaginaire, et c’est là que la haine trouve un terrain fertile.
À ce récit répond la haftara de Malachie, qui parle de « l’amour de Jacob » et de la « haine d’Ésaü » en termes divins. Si l’on évite une lecture simpliste, on peut y voir non pas un Dieu émotif préférant l’un à l’autre, mais un choix axiologique. Il existe une voie de responsabilité envers l’alliance, d’acceptation d’un fardeau, de renoncement à l’instantané au nom d’une vocation ; et une voie de mépris de la primogéniture, d’échange de l’avenir contre un plat de lentilles, de vie livrée à l’instinct. Le choix de Jacob n’est pas une préférence affective arbitraire, mais la valorisation d’une certaine forme d’humanité. En langage kantien, l’être humain n’est pas seulement un faisceau de penchants, mais un sujet capable de loi morale. Un amour qui ne reconnaît pas en l’autre une personne porteuse de valeur, mais seulement un moyen de satisfaction, ne se tient pas à la hauteur de l’exigence éthique. En termes de paracha: lorsqu’un parent aime un enfant pour ce qu’il lui procure et non en respectant d’abord son humanité, il viole le principe qui commande de traiter la personne comme une fin et non comme un moyen.
Dès lors, l’idée centrale se précise: la haine n’est pas seulement un pôle émotionnel opposé à l’amour; elle est souvent le résultat d’un amour qui n’a pas rencontré la justice. Là où l’on fait l’expérience de discrimination, de non-reconnaissance, d’un ordre hiérarchisé de l’amour qui favorise l’un et relègue l’autre, se prépare un terrain propice à la haine. La philosophie moderne de la reconnaissance montre que l’être humain a besoin non seulement d’affection, mais de valeur accordée. L’enfant qui se sent « moins aimé » manque moins de chaleur que de dignité intérieure. Et celui qui n’a pas ce sentiment de valeur cherchera parfois à se reconstruire en niant l’autre.
Le défi philosophique qui en découle est de transformer l’amour d’une force d’appartenance sectorielle en une force de responsabilité. L’amour qui dit « les miens » et referme le cercle autour d’un clan, d’une faction, d’une confession, est presque obligé de définir les autres comme menace. L’amour qui s’identifie d’abord à la vérité, à la probité, au bien partagé, peut agir autrement: il peut demeurer fidèle à une voie particulière sans effacer l’image de l’humain chez celui qui ne la partage pas. L’enjeu est de construire une identité qui n’a pas besoin de la haine de l’autre pour se sentir assurée.
Dans cette perspective, l’histoire de Jacob et d’Ésaü n’est pas seulement un épisode ancien; c’est un miroir des familles, des communautés, des peuples. Partout où l’amour est réservé à un groupe, national, religieux, politique, au prix de l’oubli des besoins fondamentaux de reconnaissance de l’autre, surgit une forme de haine: parfois bruyante, parfois silencieuse, faite de mépris ou d’indifférence. Mais la racine est la même: un amour qui n’a pas traversé le creuset de la justice.
Le message de la paracha et de la haftara est alors une exigence: il ne suffit pas d’aimer « les nôtres ». Il faut nous demander si notre amour est juste, s’il est transparent, s’il ne laisse pas sur le côté ceux qui n’entrent pas dans notre cercle spontané. Ainsi, l’amour cesse d’être simple mécanisme de satisfaction pour devenir terrain d’éthique: ce qui commence comme un sentiment se transforme en décision sur le type de monde que nous voulons construire autour de nous.
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