Des Cieux de Confucius au Dieu d’Abraham : dialogue entre deux éthiques des Pères. par Rony Akrich

by Rony Akrich
Des Cieux de Confucius au Dieu d’Abraham : dialogue entre deux éthiques des Pères. par Rony Akrich

Lors d’une nouvelle matinée, jeudi dernier, à l’Université Populaire Gratuite d’Ashdod, mon ami le Dr Yehiel Guilboa a tendu au public un miroir inattendu : une comparaison littéraire entre une sorte de « Pirkei Avot » chinois, les sentences de Confucius et de ses disciples, rédigées aux alentours du Ve siècle avant notre ère, et nos Pirkei Avot juifs, mis par écrit dans la Mishnah vers le 2e siècle de l’ère commune. Rien que cette mise en regard a suscité étonnement et perplexité : comment se fait-il que deux civilisations si éloignées, sans contact direct, aient produit chacune un recueil d’enseignements de sages, faits de maximes brèves et ciselées sur les qualités morales, l’éducation, la société, les rapports entre l’homme et lui-même, entre l’homme et l’autre, entre l’homme et l’autorité ?

À première vue, la parenté est troublante. Dans les deux univers, on rencontre une figure magistrale entourée de disciples : un maître, un « père » spirituel, qui transmet d’une génération à l’autre des paroles de sagesse. On insiste sur les vertus, sur la priorité du travail sur soi, sur la responsabilité des dirigeants, sur la retenue dans la parole, sur la valeur de l’amitié et de la fidélité. Chez Confucius comme chez les Sages d’Israël, la vie humaine n’est pas perçue comme une affaire purement privée ; elle est toujours inscrite dans un ensemble plus vaste, famille, communauté, cité, monde.

Mais sous la surface, l’écart est aussi profond que la ressemblance. Les « chapitres des pères » de Confucius naissent dans un monde sans révélation, sans Sinaï, sans alliance historique entre Dieu et un peuple. Il n’y a ni « Je suis l’Éternel ton Dieu qui t’ai fait sortir d’Égypte », ni « Moïse a reçu la Torah au Sinaï et l’a transmise à Josué ». Il y a une autre forme de tradition des pères : une chaîne de lettrés, de conseillers, d’hommes d’État et de culture qui veulent préserver l’ordre, la hiérarchie, l’harmonie sociale. L’objectif central de la sagesse confucéenne est de construire une société stable, civilisée, dans laquelle chacun connaît sa place et remplit correctement sa fonction.

Les Pirkei Avot juifs, eux, sont enchâssés dans la Mishnah, c’est-à-dire dans un édifice de Torah orale dont la source déclarée est la révélation. Le Sage d’Israël n’est pas seulement un moraliste ou un éducateur ; il est le porteur d’une tradition d’alliance. Il ne « crée » pas la morale à partir de l’expérience seule ; il reçoit et interprète une Parole donnée. « Moïse a reçu la Torah au Sinaï » n’est pas une simple notation historique : c’est une déclaration de principe sur le lieu d’où vient l’autorité. D’où un ton différent : chez Confucius, l’autorité de la voie (Dao) vient de la sagesse des anciens et de l’expérience accumulée ; chez nos Sages, l’exigence morale est d’abord un commandement, un appel : « ainsi doit-il être », parce qu’il y a Mitsva, il y a ordre divin, il y a alliance.

La confrontation de ces deux recueils d’« enseignements des pères » met ainsi au jour deux manières distinctes de concevoir la moralité. Dans la tradition chinoise, l’accent tombe sur ce qui est convenable, approprié : ce qui convient au rang, au moment, à la relation ; le bien, c’est ce qui restaure l’ordre et empêche le chaos. Dans la tradition hébraïque, l’éthique n’est pas seulement ajustement à un ordre donné ; elle est souvent contestation d’un ordre injuste. Les prophètes, qui forment l’arrière-plan spirituel de Pirkei Avot, n’hésitent pas à ébranler la société au nom d’une vérité plus haute que son équilibre du moment. Pirkei Avot lui-même n’est pas un texte prophétique, mais l’écho de la prophétie y résonne encore : « Sur trois choses le monde tient », non pas sur une harmonie abstraite, mais sur la Torah, le service et les actes de bonté ; sur des gestes concrets, sur la fidélité à une histoire et à une obligation.

Quoi qu’il en soit, la comparaison proposée par le Dr Guilboa invite la pensée hébraïque à sortir de sa zone de confort. Pendant des siècles, nous nous sommes habitués à nous comparer à la Grèce, à Rome, au christianisme, à l’islam. Nous nous sommes tenus face au philosophe grec, au théologien chrétien, au cadi musulman, puis à l’intellectuel européen moderne. Presque jamais nous ne nous sommes placés face au Sage chinois, entouré de ses disciples, parlant de respect des parents, de modestie, de discipline, de loyauté, de responsabilité du gouvernant, dans une langue si différente, et pourtant si proche de l’univers de Pirkei Avot.

De là surgit une interrogation plus profonde : quelle différence entre une « sagesse des pères » dont la finalité est d’enraciner l’harmonie et la stabilité, et une « sagesse des pères » qui vise à approfondir l’alliance entre l’homme et son Dieu, entre l’homme et son prochain ? Que se passe-t-il lorsqu’un Juif nourri de « Fais-toi un maître, acquiers-toi un ami » rencontre une culture qui lui dit chaque jour : revisite ta relation à ton père, à ton supérieur, à l’empereur ? Quel est le rapport entre le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob et les « Cieux » de Confucius, ces Cieux qui ne se révèlent pas sous un Nom, mais qui demeurent une instance morale impersonnelle, une sorte de souveraineté éthique diffuse ?

On peut dire que la grande leçon de cette mise en regard est double. D’un côté, elle nous rappelle que le monde est rempli de « chapitres des pères » : rempli de voix de sagesse, de tentatives d’apprivoiser l’ego, de le transformer en personne responsable, disciplinée, capable d’empathie et de retenue. La pensée juive n’est pas la seule à vouloir éduquer le désir, polir la parole, rendre la société habitable. De l’autre, cette comparaison aiguise le trait propre de l’énoncé hébraïque : chez nous, la voie des vertus n’est pas dissociée d’un récit, d’une mémoire, d’une histoire sacrée. Elle est liée à une sortie, sortie d’Égypte, sortie de l’idolâtrie, et à une alliance qui passe par une terre, une langue, un peuple. Ce n’est pas seulement « la voie de la bienséance », mais ce « derekh erets » qui, tout en précédant la Torah, trouve son accomplissement dans la Torah.

Peut-être est-ce là le grand défi pour Israël aujourd’hui. Si le monde se déplace vers un « âge de l’Orient », Chine, Inde, Asie, il ne suffit plus de réciter nos Pirkei Avot dans le vide d’un Occident qui se défait. Il nous faut apprendre à parler une langue que d’autres traditions de sagesse peuvent entendre. Il nous faut savoir rencontrer Confucius non comme un exotisme curieux, mais comme un partenaire de haute conversation sur l’humain, sur la société juste, sur l’éducation et la responsabilité des élites. Et ce n’est qu’à partir de cette rencontre, de cette reconnaissance que d’autres peuples ont eux aussi leurs « pères » et leurs maîtres, que la voix hébraïque pourra se réaccorder – non comme la petite voix provinciale d’une minorité obsédée par le regard européen, mais comme une parole adressée, à nouveau, à l’humanité entière.

© 2025 Rony Akrich — Tous droits réservés / כל הזכויות שמורות / All rights reserved

Related Videos