En vérité, Chavouot symbolise la fin d’un processus : de l’esclavage à la souveraineté : l’alliance comme base de l’humanité morale des Hébreux. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
En vérité, Chavouot symbolise la fin d’un processus : de l’esclavage à la souveraineté : l’alliance comme base de l’humanité morale des Hébreux. Par Rony Akrich

Lors de la fête de Shavouot, le peuple hébreu ne commémore pas simplement un événement historique. Il marque une transition existentielle majeure, passant de l’esclave affranchi au dirigeant engagé. Cette souveraineté, qui ne découle pas de la conquête, mais de l’alliance, lie l’homme à sa terre, à son peuple et à son Dieu.

Cependant, cette transformation ne se produit pas instantanément. En effet, entre la sortie d’Égypte et Shavouot, la Torah prescrit de compter quarante-neuf jours, les Sefirat HaOmer (Vayikra / Lévitique 23,15-16). Ce décompte n’est pas uniquement chronologique : il est pédagogique, éthique, existentiel. Il symbolise le passage de la liberté physique à la responsabilité morale. Chaque jour correspond à une étape dans la construction par un peuple libéré d’un monde plus juste.

Emmanuel Levinas affirme que la liberté ne suffit pas : il est crucial de la mettre en pratique et de répondre à ses responsabilités. Le compte du Omer est ce temps de réponse. Israël apprend à devenir non seulement un peuple libéré, mais une nation souveraine capable de justice, d’organisation, d’écoute et de création. Israël ne cherche plus seulement à quitter l’Égypte, mais à s’engager dans l’Histoire.

Cette souveraineté se manifeste de manière tangible et biblique à Shavouot, lorsque les premiers fruits de la terre d’Israël sont apportés. Le paysan hébreu s’exclame : « Mon père était un Araméen errant, les Égyptiens nous ont opprimés, et maintenant je suis ici pour te présenter les prémices des fruits de la terre que tu m’as donnée » (Devarim / Deutéronome 26, 1-10). Le rite enseigné par Sifri et codifié par Maïmonide (Hilchot Bikourim) synthétise toute la dynamique de la période du Omer : on passe du cri de la servitude au chant de la gratitude.

Ce n’est pas une tradition rurale. C’est l’avènement de la souveraineté d’Israël, une déclaration d’ancrage et de responsabilité. Le Midrash souligne que le geste de porter les bikourim n’est possible que pour un peuple libre sur sa terre. Ce simple panier de fruits est en réalité une action politique, spirituelle et historique.

Ce n’est pas par hasard que Shavouot n’est jamais mentionné dans la Torah comme étant une célébration du don de la loi. La Torah ne s’offre pas aux gens qui ont été libérés du jour au lendemain. C’est plutôt pour ceux qui, après 49 jours de réflexion profonde, sont enfin prêts à recevoir et à assumer cette responsabilité. Selon Hannah Arendt, la vraie liberté consiste non pas à être débarrassé de ses chaînes, mais à pouvoir entamer quelque chose de nouveau. Et voici qu’Israël s’engage, non pas en tant que nation victorieuse après une guerre, mais plutôt par une démonstration de générosité.

Le dirigeant hébreu ne ressemble pas à un pharaon renversé ; au contraire, il représente son antithèse absolue. Là où le tyran impose, il répond. Au lieu de s’approprier, il offre. Contrairement à l’Égypte, qui effaçait les identités et les histoires, Israël célèbre, exprime sa gratitude et magnifie. Martin Buber appelait cela la relation Je-Tu, où l’homme se tient devant Dieu non pas comme un serviteur craintif, mais comme un partenaire éthique et vivant.

La terre d’Israël n’est pas un butin, mais un dépôt sacré : « La terre est à Moi » (Vayikra / Lévitique 25,23). Le souverain hébreu ne revendique pas la possession, mais l’engagement. Rav Kook enseigne dans Orot que « le lien entre Israël et sa terre est spirituel avant d’être politique. Il représente l’unification de la matière et du sens, de l’histoire et de l’idéal. »

Pendant les 49 jours de l’Omer, l’individu et le peuple doivent s’élever chaque jour, c’est-à-dire transformer leur liberté extérieure en grandeur intérieure. Emile Durkheim parlerait de « solidarité organique », où chaque membre de la nation est responsable et connecté les uns aux autres. Quant à Yeshayahou Leibowitz, il ajoute qu’une vraie souveraineté ne peut exister sans être soumise à une finalité morale et transcendante. Sinon, elle est corrompue.

Ainsi, à Shavouot, Israël ne reçoit pas des tables de pierre. Il porte des fruits, il présente une offrande et il affirme une dignité retrouvée. Il se souvient qu’il fut esclave et proclame qu’il est désormais souverain, mais pas dominateur : il est responsable, mais pas propriétaire absolu. Il incarne l’homme de l’Alliance, un être qui cultive le sens, édifie la justice et témoigne d’une liberté animée par l’esprit.

Pourquoi le désert du Sinaï et non Jérusalem ? Selon certains érudits, la Torah aurait dû être confiée non au désert du Sinaï, mais sur le mont Moriah. Ce lieu se trouve à Jérusalem, au cœur du pays, là où Abraham sacrifia son fils, là où Jacob eut une vision d’une échelle s’étendant entre le ciel et la terre, et où le Temple sera érigé. Pourquoi donc le Sinaï ? Parce qu’un peuple qui vient de gagner sa liberté ne peut pas recevoir la parole du monde. Avant cela, il doit traverser le désert pendant quarante-neuf jours, développer un désir profond, se montrer digne et se libérer de son passé égyptien. Le vrai but est le mont Moriah : une Torah ancrée, une loi incarnée et une souveraineté sacrée sur la terre d’Israël.

C’est pourquoi l’offrande des bikourim lors de la fête de Shavouot complète l’initiation du don du Sinaï. Elle ne consiste pas uniquement en une commémoration de la Parole divine, mais elle est le geste d’un peuple qui, depuis sa terre, son histoire et son avenir, y répond.

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