Un jour de septembre 1980, nouvellement Israélien et soignant a Hadassa, on me sollicita pour assurer les soins d’une personnalité que je ne connaissais guère mais qui allait plus que compter dans mon devenir d’homme et d’hébreu. Le Rav tsvi Yehuda Acohen kook âgée de 90 ans était hospitalisé dans une chambre sans nom là où avec un amour infini il allait m’en offrir un et me permettre de mieux comprendre la vieillesse.
Dans une société ou domine l’idéologie de l’efficacité, de la réussite, de l’emprise sur les choses et les gens, la personne âgée se voit disqualifiée. Il faut faire vite, l’ainé va lentement, il faut penser à l’avenir, l’ainé rappelle le passé. Notre société méprise ses racines, elle les confine dans ses musées ; celles dont les personnes âgées sont les témoins, elle les rend caduques pour cause de non-modernité. Tout cela contribue à désécuriser intérieurement la personne âgée, à lui faire perdre l’estime de soi.
C’est souvent le cas aujourd’hui pour les personnes âgées, aux prises avec une désymbolisation profonde de la vieillesse et plus encore de la mort. Cette absence de reconnaissance de l’identité des personnes socialement dépréciées est une absence de justice à leur égard. Etre juste envers elle, c’est refuser de les réduire au rôle social qui leur est laissé, c’est rappeler que l’identité d’une personne ne se réduit pas à ce que recense la « carte d’identité » ! Elle est l’expression du mystère même de la personne et, finalement, elle n’est reconnaissable dans sa verite et dans sa profondeur que par ceux qui l’aiment, c’est à dire ne l’enferment pas dans des rôles ou des catégories prescrites a priori mais lui font assez confiance pour accepter de se laisser surprendre par ce qu’elle est.
C’est une profonde vérité que la tradition spirituelle rappelle quand elle lie étroitement amour et connaissance. La vraie connaissance, et donc la vraie re-connaissance procède de l’amour. Etre juste envers les personnes âgées ne relève donc d’abord ni même principalement du devoir moral, de l’exigence éthique, mais de cette forme de reconnaissance qu’est l’amour. Non pas l’amour sentimental que célèbrent les chansons ou les romans, mais l’amour fraternel qui établit l’égalité de dignité.
Etre juste, c’est reconnaitre le droit d’autrui à recevoir les mêmes égards que j’espère recevoir de lui. La justice, c’est ici la réciprocité, qui part du constat que nous avons besoin les uns des autres et donc que je peux mesurer et comprendre ce dont l’autre a besoin en reconnaissant ce que j’ai moi-même besoin de recevoir d’autrui. Dés lors, être juste c’est prendre au sérieux et ce que je reçois d’autrui, et ce que je lui donne. C’est reconnaitre que je ne suis jamais sans les autres, et que cela me constitue responsable. Etre juste, c’est assumer cette responsabilité.
La justice à l’égard des personnes âgées malades réclame de ceux qui les prennent en charge une grande lucidité sur leurs motivations : l’éthique ne concerne pas seulement les autres ! Ainsi, être juste envers des personnes âgées malades signifie aussi, et peut-être d’abord, reconnaitre ce qui en soi empêche ou peut empêcher une relation égalitaire avec le malade, à savoir une relation où l’identité de chacun est respectée et aimée. Le malade âgé, plus que tout autre, nous place devant l’obligation de nous révéler à nous-mêmes.
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