Le verbe et l’échange représentent les deux pôles essentiels de la parole. Le verbe prétend traduire un concept ou une émotion que le parler permet de révéler. L’échange, lui, est une impulsion qui inaugure l’autre personne grâce à ce même langage, tous deux établissent une relation intime avec des thèmes dont les lettres deviennent des pensées. Parler pour correspondre, pour partager, la parole demeure l’expression caractéristique du Genre humain. Une personnalité généreuse peut s’accorder avec tout un chacun, elle refuse de se reclure dans une retraite dorée, elle veut poursuivre ses rencontres avec ces autres si proches ou si lointains.
Puisque la parole est le vocable typiquement humain, l’individu se voit alors investi de la charge morale et donc de la responsabilité d’éradiquer cette maladie si diffuse qu’est la médisance.
L’être doit maîtriser son propos par une discipline systématique du langage, de façon à ne pas trébucher dans la faute, sinon, l’affection morale avilirait sa personnalité profonde.
La parole accroit l’espace et rend plus prompt la maitrise de la conscience car nous réfléchissons suivant nos propres éléments de langage et nous ne formulons que le contenu spécifique de notre esprit. Ce dernier accompagné de la parole restent pourtant différents, bien que ce ménage à deux résulte d’une Emanation divine inhalée par l’homme et source d’entendement. Ainsi est-il énoncé: « L’esprit (roua’h) de D.ieu parle par moi. » (Shmouel 2 23, 2).
Les prophètes d’Israël ont toujours témoigné, dans le Texte biblique, du lien possible entre le verbe et la conscience, celui-ci s’avère tangible grâce à l’enseignement oral des Sages d’Israël, réitéré à chaque génération. Le Souffle Divin anime les maitres d’Israël tout au long de l’Histoire, leurs leçons se transmettent aux disciples et créent ainsi une tradition à jamais moderne.
La parole conjugue les êtres entre eux et autorise leurs mouvements en commun, cependant le risque d’un retournement de situation, au sein du groupe, demeure possible.
Pour que le verbe parvienne à les préserver de tout divorce, il leur faudra s’exprimer selon des codes de langage identiques. Cela ne veut pas dire parler la même langue, mais disposer de notions culturelles que tout un chacun déchiffre et qui restent les éléments du langage, quand les personnes qui discutent réussissent à s’entendre. Il est possible de parler la même langue sans avoir le même parler, en conséquence de quoi on sera face à un véritable rempart interdisant tout échange.
Abravanel écrit que le mécréant et le religieux sont en principe à l’unisson l’un de l’autre, la difficulté restant l’interprétation des idées.
Ce que le mécréant prêche, sa chimère de la foi, le religieux n’y adhère pas non plus. Ce que le religieux estime être Divin, le mécréant l’admet aussi.
Leur polémique est purement sémantique, le sens véritable des termes échangés ne relève d’aucune analogie, tous deux transfèrent les constituantes de leur être propre au sein de leur vocabulaire personnel.
L’individu dispose dans son langage d’un certain nombre de signes convenus par tous mais qui, malgré tout, mutent sans relâche d’une collectivité à l’autre. Parmi celles-ci, les différentes factions s’expriment, aussi, selon leurs propres règles, chaque communauté aménage ses verbes distinctifs, son dialecte, elle crée souvent des misères d’insuffisance entre l’homme et son prochain. Pour qu’il soit possible de mettre en place un échange et une communication envers autrui, parler de ses problèmes, transmettre ses opinions, ses émotions et ses impressions, il sera nécessaire de créer un climat de complicité, une langue collective avec ses propres réceptivités de langage.
Les sens acceptés par tous sont institués au moyen de la parole qui permet de les exprimer. Le Rav Tsvi Yéhoudah Hacohen Kook zatsal interprète le verset de Devarim (30, 6) : « Et le Seigneur ton D.ieu circoncira ton cœur et celui de ta postérité », ainsi: ceux qui effectuent la circoncision des cœurs sont les éducateurs, celle-ci s’opère en ton cœur d’une part et en celui de ta descendance d’autre part. Il est une circoncision du cœur traversant les artères de la connaissance et du dialogue avec soi même, conforme à son moi propre, et une autre qui se faufile sur les sentiers du cœur de ta postérité. C’est dire que des univers et des philosophies différentes, une parole difficile, peuvent faire barrage à la communication entre les individus.
Parler une langue avec des mots dont le sens est différemment compris par l’autre, mieux vaut se taire.
Parler à un italien avec des notions appréhendées par les seuls turcs, c’est asphyxier son interlocuteur.
Parler de la tradition hébraïque avec des images gréco-latines est une erreur totale, on exprime des pratiques diverses avec la séduction des mots interprétés formellement.
C’est souvent le cas lorsque, sans aucune réserve, on formule en Français la foi hébraïque car c’est la langue qui a accepté dans son patrimoine les pensées grecques et romaines, par l’entremise du Christianisme. Cette polémique se retrouve dans le tout nouvel état d’Israël où le langage conversé au quotidien comprend des notions nouvelles.
Celles-ci divergent quelquefois de l’Hébreu classique et biblique, où les vocables possèdent encore les senteurs d’antan, les relents de la Genèse prophétique.
Disons le simplement, la parole peut générer un contact entre les personnes mais rien ne reste moins évident. De temps à autre l’échange verbal ressemble à une nébuleuse. Tombée dans l’incompréhension, la relation s’essouffle et détériore les rapports possibles. Afin d’éviter une réalité si complexe, voici deux exigences:
a) L’être parlant déploiera obligatoirement une certaine aptitude à la bonne élocution et ce afin de pouvoir formuler ses pensées en les insérant dans un propos cohérent, c’est-à-dire de saisir et de traduire simultanément: encoder le langage.
b) le bon entendant pourra déchiffrer la parole de son prochain à travers la terminologie utilisée par ce dernier, comprendre le sens de son vocable et rester attentif à sa pensée, cette démarche s’intitule: le décodage du langage
Il est pour ainsi dire impossible de communiquer instantanément nos idées d’esprit à esprit, de nombreux sas sont nécessaires pour que s’opère la rencontre entre les personnes. Il faut dans un premier temps que l’orateur mette en place sa raison puis la traduise dans le jargon discursif, à la suite de quoi, il l’explicitera de vive voix. Dans un second temps, l’auditeur sera tout ouï à ce qui se dit. Il est manifeste que chacun de ces temps affaiblit et restreint la justesse du sujet de la communication. La conception de l’un récupérée par autrui ne s’apparente plus très souvent à la pensée d’origine.
Le déchiffrement de ce propos par l’auditoire peut se traduire de quatre manières :
– Quelquefois les orateurs énoncent un certain nombre d’éléments et les réitèrent plusieurs fois, mais le public affirme n’avoir rien perçu et par conséquent rien compris. Il est plus que probable que l’analyse a été explicitée en bonne et due forme, néanmoins il est légitime de se demander si cela a été fait de manière à ce que l’auditoire entende et saisisse.
– Tantôt le présentateur ignore les moyens d’opérer l’encodage de ses idées ou bien l’auditoire ignore comment décoder les sens. On rencontre occasionnellement ses deux inconvénients, ensemble, à différents niveaux d’importance.
– L’orateur prétend justement être suffisamment limpide pour la seule et bonne raison de pouvoir être entendu. «Si tout a raté pour lui ce n’est pas sa faute mais celle du public qui n’a rien compris».
– Transmettre du mieux possible réclame une certaine prise de conscience des peines de la communication de ses pensées. Quand bien même l’orateur s’exprime avec exaltation, qu’il s’engage totalement dans sa conversation avec une verve incroyable, et qu’il soit persuadé d’avoir offert la quintessence de lui-même, qu’il pense avoir traduit sa pensée au mieux, nul ne peut l’assurer que tout fut compris par tous.
En clair le devoir reste évident, on doit dire ce qui s’entend puisque finalement c’est bien l’auditoire qu’il faut convaincre.
Une attention au quotidien doit soutenir nos enfants dans leur comportement, leurs sensibilités si cruciales.
De temps à autre les éducatrices, par exemple, racontent à nos bambins des contes interminables et ardus sans même prendre la peine de vérifier ce qui a été entendu. Au cours d’une discussion entre individus, les changements d’attitude s’accordent non seulement avec les propos énoncés, mais aussi avec une interprétation mutuelle.
Ces données s’incarnent spontanément dans la relation de l’un à l’autre. La science également nous met en présence d’interaction, lorsque deux substances se rencontrent on observe en général une mutation des matières.
Bien que le phénomène nous soit connu, il en va tout autrement du contact entre les êtres humains, la réalité reste depuis toujours très compliquée car nous traitons, au moyen de la conscience et du verbe, d’un rendez-vous entre deux essences pénétrantes qui s’interagissent et entreprennent d’équilibrer un espace à partager pour plus de complicité.
L’échange discursif, ainsi conçu, génèrera sans nul doute ses fruits.
Les Maitres du Talmud utilisent l’idée du salage de la viande dans la cachérisation pour, de manière métaphorique, dénoncer des personnes dont la parole est un flux continu et incessant. La viande salée, absorbée à éliminer le sang, ne peut rien ingérée !
Le bavard invétéré ne permet à quiconque de s’immiscer dans sa «conversation» car incapable de faire place à autrui, inapte au dialogue, à l’échange.
Parfois, des individus paraissent réellement converser mais en fait ils s’expriment d’un même allant, respirent par alternance et sincèrement, aucun d’eux n’est une oreille attentive pour l’autre.
Nous voilà en présence d’un détestable échange puisqu’il y manque la réciprocité dans le dialogue, il s’agit en fait de deux soliloques où chacun se charme et se suffit à lui-même, nul n’ayant le désir de véritablement rencontrer le prochain.
Mais dans une conversation, l’homme est responsable, il doit s’initier à la parole en suivant les règles du décodage de la pensée et ce, afin de pouvoir s’exprimer dans la langue entendue par son interlocuteur. Le verbe d’autrui est son dialecte, son langage, selon des modèles spécifiques à sa culture, selon les concepts de sa propre civilisation, et des conjonctures conformes à son temps.
Le maître est identifié comme « un homme animé par l’esprit » (Bamidbar 27,18). Rachi commente: « Qu’il puisse aller à la rencontre de l’esprit de chacun » puisqu’ « à chacun son sentiment et les idées ne se ressemblent guère », il faudra donc « un dirigeant qui puisse supporter chacun selon son être propre » (Rav A.I Kook), suffisamment versé dans ce décodage de la parole plurielle.
Il est grand temps, mais tout aussi nécessaire, d’entendre l’autre langage et de devoir décrypter pour mieux comprendre ce qu’autrui désirait tant exprimer. On pourrait très certainement ne jamais remarquer le ridicule, ne jamais se moquer des parlers de son prochain mais sincèrement y discerner tout le bien, le bon, le vrai et le beau.
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