Juifs de commémoration, Hébreux interdits. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Juifs de commémoration, Hébreux interdits. Par Rony Akrich

Deux personnages se font face. Elle est autrice, juive déclarée mais « non pratiquante », fabriquée presque entièrement par la mémoire : cérémonies, commémorations, Shoah, recettes de grand-mère, valeurs humanistes en kit. Lui est l’homme à la voix douce des hommages officiels, spécialiste du « devoir de mémoire », prêtre laïque des bougies, des minutes de silence et des discours tremblants. À eux deux, ils incarnent une scène typique de la modernité juive occidentale : la religion de la mémoire à la place de la vocation hébraïque.

Au fil de l’entretien, lui, sans le vouloir peut-être, met à nu le paradoxe de sa parole à elle. Elle se revendique d’une « identité juive » dont elle ne connaît ni la langue, ni le récit, ni la vocation. Elle ne lit pas la Bible, ne parle pas l’hébreu, regarde Israël comme un problème et non comme une promesse, et pourtant se drape dans un « être juive » qui n’a plus d’autre contenu que l’émotion et la commémoration. Elle habite un judaïsme de souvenir, sans peuple, sans nation, sans hébreu, sans Israël. La scène expose cette fracture avec une précision cruelle : ce qu’on appelle encore « judaïsme » n’est souvent plus qu’un fantôme identitaire accroché à un cimetière.

Ainsi, tout est dit : le judaïsme réduit à un sentiment, une humeur, une appartenance floue. Plus de peuple, plus de nation, plus d’hébreu, plus de terre. Juste un autocollant identitaire, confortable, socialement acceptable. On se dit « juif » comme on se dit « de gauche », « féministe » ou « vegan » : une case à cocher, une nuance de sensibilité dans le grand supermarché des identités. Le reste, la Bible, la souveraineté, l’alliance, la terre d’Israël, est remisé au rayon folklore gênant ou embarras politique. Moïse, Josué, Isaïe, Amos, tout cela pèse moins qu’un hashtag bien placé.

Ces gens-là vivent dans un mausolée climatisé. Ils adorent et louent, emplis d’émotions, toutes les commémorations possibles et imaginables. Yom HaShoah, Yom Hazikaron, colloques sur la mémoire, marches silencieuses, pierres, plaques, bougies, violons, témoignages en boucle. Ils vivent dans le souvenir sans jamais devenir possible. Leur seule raison d’être : pleurer bien, se souvenir fort, s’indigner avec élégance. La mort est devenue leur identité. La Shoah, leur carte de visite. Ils sont experts en larmes, analphabètes en destinée. Ils connaissent Auschwitz par cœur, ignorent Sion ; ils savent compter les morts, mais ne savent plus pour quoi les vivants devraient se tenir debout.

Pour eux, le judaïsme est une minorité culturelle sympathique : un peu de Shoah, un peu de cuisine de grand-mère, un peu de valeurs humanistes vaguement universelles. On mélange tout avec de la bonne conscience occidentale, on saupoudre de « plus jamais ça » et d’« ouverture à l’autre », et on appelle ça une identité juive. C’est propre, c’est gentil, c’est inoffensif. Un judaïsme réduit au musée, à la cuisine et à l’éthique de salon. Plus rien qui dérange, plus rien qui exige, plus rien qui oblige. On a remplacé la voix des prophètes par le ton doucereux des éditorialistes, la tension de l’alliance par le confort des plateaux télé.

L’« identité juive diasporique » est une identité sous perfusion. Elle ne connaît pas la langue qui l’a fait naître, l’hébreu ; elle ne veut pas entendre parler de la terre qui la porte, Israël ; elle n’assume pas l’histoire qui a façonné ce peuple, de la sortie d’Égypte jusqu’au retour à Sion. Elle préfère les colloques sur la mémoire à l’apprentissage de la Bible. Elle préfère les slogans universalistes à la lecture des prophètes. Elle préfère les marches blanches aux bottes poussiéreuses des soldats sur la frontière. Elle remplace les psaumes par des résolutions de l’ONU, la prière par le communiqué d’ONG.

Dans ce monde-là, le mot « peuple » fait peur, le mot « nation » fait honte. On remplace tout par « communauté », « culture », « tradition », des mots mous, sans colonne vertébrale. On est « juif » comme on est « culturellement méditerranéen » ou « un peu latino » : une couleur, un style, un folklore. La Bible? Un vieux texte mythologique, à la rigueur une source d’aphorismes inspirants. L’hébreu? Une langue exotique, bonne pour les prières des autres, tandis que le français et l’anglais font figure de hautes autorités morales. Israël? Un problème politique compliqué, une gêne dans les dîners, un dossier à tenir à distance pour rester fréquentable dans les rédactions et les universités. Ils sont juifs partout, sauf là où l’histoire les attend.

Ce judaïsme sentimental vit de commémorations et d’excuses. Commémoration des morts, excuse permanente pour les vivants. On pleure les camps, on suspecte Tsahal. On embrasse « plus jamais ça », et on accuse l’État juif dès qu’il ose se défendre. On se veut juif victime, surtout pas juif souverain. Pleurer sur Auschwitz, oui ; assumer Jérusalem, non. On préfère un judaïsme parfaitement compatible avec les larmes de l’Occident, qu’un hébraïsme capable de dire non, de tracer une frontière, de prendre les armes quand il le faut. Le judaïsme est accepté tant qu’il reste un mémorial ; il devient insupportable dès qu’il redevient peuple.

Mais le judaïsme, avant d’être une religion cataloguée dans les sciences des religions, est le nom d’un peuple hébreu : un peuple concret, avec une langue, une terre, une histoire, une vocation. Un peuple qui ne naît pas à Auschwitz mais à la sortie d’Égypte, qui ne se définit pas d’abord par l’antisémitisme mais par une parole adressée, une alliance scellée, une promesse de terre et de justice. Ce peuple n’a pas été appelé pour faire joli dans les défilés mémoriels de la République. Il n’a pas traversé l’Égypte, Babylone, Rome, l’Inquisition, les ghettos et les camps pour finir en minorité décorative dans une démocratie fatiguée. Il a été convoqué pour inventer une autre manière d’habiter le monde, de faire droit, de lier le ciel et la terre dans la cité, comme le rappellent, de Moïse à Isaïe, tous ceux qui ont parlé en son nom.

L’« identité juive sans hébreu » est une supercherie. On garde le mot « juif », on jette l’Ivri. On se rengorge d’être « juif » sans savoir ce que signifie « Ivri » : celui qui passe de l’autre côté, qui quitte l’idolâtrie, qui refuse d’adorer les empires, les marchés ou les morales à la mode. On se dit « héritier » sans jamais ouvrir le Livre. On se dit « attaché à la tradition » en ne connaissant ni la langue ni le texte ni le sens. On fait profession d’identité avec un bagage vide. On se rassure avec un arbre généalogique meurtri, au lieu de se confronter à un appel exigeant.

Le drame n’est pas qu’ils ne soient « pas pratiquants ». Le drame, c’est qu’ils sont déracinés, veules et vains. On peut être peu observant et profondément hébreu ; on peut respecter à la lettre la halakha et rester exilé dans sa tête. La vraie fracture n’est pas entre religieux et laïcs. Elle est entre ceux qui acceptent d’être un peuple vivant, avec une terre, une langue et une vocation, et ceux qui préfèrent rester des figurants éternels dans le théâtre victimaire de l’Occident. D’un côté, ceux qui acceptent la lourdeur du réel – frontières, langue, responsabilité, souveraineté – de l’autre, ceux qui se nourrissent de symboles désincarnés.

Se dire juif devrait signifier : j’accepte de révéler l’Hébreu qui se terre dans le pauvre juif que je suis encore, de rouvrir le Livre, de réapprendre la langue, de regarder en face la terre qui m’attend, de me laisser juger par la voix des prophètes. Se dire juif devrait lier Shoah et Sion, mémoire des morts et responsabilité des vivants, cri des victimes et exigence de souveraineté. Sinon, ce n’est pas une identité, c’est une posture. Une larme bien placée, un discours bien calibré, un passeport moral pour les salons. On joue au témoin de l’Histoire sans jamais consentir à en devenir acteur.

L’heure est venue de dire les choses clairement : ou bien nous restons les professionnels de la commémoration, juifs de musée, juifs de colloque, juifs de plateau télé ; ou bien nous redevenons des Hébreux debout, enracinés dans une terre, liés par une alliance, responsables d’un avenir. Entre le judaïsme sentimental et l’hébraïsme vivant, il faut choisir. On ne peut plus se cacher derrière les cérémonies pour fuir la vocation. L’Exode n’était pas une marche de commémoration, mais une sortie réelle, risquée, vers une terre réelle.

Judéité de mémoire ou hébraïsme de destin : la ligne de fracture est là. Ceux qui se contentent de pleurer le passé trahissent le futur. Ceux qui osent redevenir Hébreux rendent enfin justice aux morts – en vivant, en construisant, en assumant l’histoire au présent. La vraie fidélité à ceux qui sont tombés n’est pas d’entretenir à l’infini la liturgie des larmes, mais de faire ce qu’ils n’ont pas pu faire : habiter pleinement le nom d’Israël, sur la terre d’Israël, dans la langue d’Israël, avec la dignité d’un peuple qui refuse d’être réduit à son malheur.

© 2025 Rony Akrich — Tous droits réservés / כל הזכויות שמורות / All rights reserved

Related Videos