J’ai rencontré un individu qui passait plusieurs années dans un fauteuil roulant. Son corps ne bouge presque plus, mais ses yeux brillent de vie. Grâce à lui, j’ai compris que la vie ne se résume pas à nos capacités physiques, mais plutôt à notre réaction intérieure face à l’instinct de vivre, même lorsque les obstacles semblent insurmontables. Cet homme incarnait à mes yeux ce que le philosophe Henri Bergson appelait l’élan vital, cette énergie primordiale par laquelle la vie insiste, progresse, se renouvelle, crée (Bergson, L’Évolution créatrice, 1907).
Dans une perspective biblique, ce que Bergson décrit comme élan de vie, la Torah le nomme Souffle de Dieu : « et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux» (Genèse 1, 2). Dès l’origine de la création, se manifeste ce mouvement archaïque d’éveil hors du chaos, ce passage du désordre à la forme, de la mort à la vie. Le souffle divin, comme l’élan vital de Bergson, n’est pas un mécanisme physique mais une force de création, de vie et de mouvement perpétuel.
L’homme est créé à l’image de Dieu (Genèse 1, 27). Cette image n’est pas une forme extérieure, mais la capacité à créer, à agir, à prolonger l’œuvre de la création. L’homme que j’ai vu, assis sur son fauteuil, révèle ce qu’est cette image : la puissance de continuer à se mouvoir même lorsque les jambes ne portent plus, la volonté d’animer la vie même lorsqu’elle semble se retirer. En ce sens, il incarne les paroles de Maïmonide (Guide des Égarés 1, 1) : l’image divine en l’homme est son intelligence et sa volonté, une essence spirituelle qui distingue l’homme de l’animal et lui permet de devenir un partenaire actif de Dieu.
La Bible ne cache pas que l’existence humaine se construit dans le combat. Abraham est mis à l’épreuve par la ligature de son fils (Genèse 22), Jacob lutte avec l’ange (Genèse 32), et Job porte sa souffrance tout en cherchant le sens (Livre de Job). Chacun découvre que l’épreuve n’est pas une punition mais une élévation, une opportunité de révéler l’homme divin en nous.
Le mot nisayon (épreuve) est lié à nes, le drapeau — ce qui s’élève. Les Sages ont enseigné : « Il n’y a d’épreuve que pour élever » (Bereshit Rabbah 55), non parce que l’homme est jugé, mais parce qu’il est élevé. Ainsi, l’homme handicapé que j’ai rencontré : sa vie elle-même est devenue un signe, non pas un miracle au sens spectaculaire, mais un étendard intérieur dressé au-dessus des limites du corps.
Cet homme a vécu l’Akéda du corps, mais il a découvert la résurrection de l’esprit. Tandis que beaucoup se soumettent à la routine, il rappelait que le corps n’est pas une prison mais la matière première de l’âme. Comme l’écrit Spinoza : « Le désir de persévérer dans l’être est l’essence même de l’homme » (Éthique, 3, prop. 6). Mais, à la différence de Spinoza, la Bible ajoute une dimension morale et existentielle : le désir de vivre n’est pas seulement une nécessité naturelle, c’est une mission divine: « Et tu choisiras la vie » (Deutéronome 30, 19).
Le Psaume dit: « Du fond de ma détresse j’ai invoqué l’Eternel: il m’a répondu [en me mettant] au large. » (Psaume 118, 5). C’est précisément à partir de la limite que s’ouvre l’espace. Il n’y a pas de liberté sans frontière, ni de foi sans fracture. En ce sens, l’homme assis dans son fauteuil est une parabole pour chacun de nous : le corps connaît la limite, mais l’esprit sait l’infini. Camus écrivait : « Au cœur de l’hiver, j’ai découvert en moi un été invincible » (L’Été, 1954). Ses mots résonnent comme un écho au message biblique : au cœur de la souffrance demeure un noyau de lumière. Le prophète Isaïe le formule ainsi : « Ceux qui mettent leur espoir en Dieu acquièrent de nouvelles forces, ils prennent le rapide essor des aigles; ils courent et ne sont pas fatigués, ils vont et ne se lassent point. » (Isaïe 40, 31). Celui qui garde la foi trouve une force nouvelle précisément là où elle semblait perdue.
Cet homme m’a appris que l’obstacle n’est pas l’ennemi mais le maître. Il m’a dit un jour : « Quand tu n’as plus nulle part où aller, tu découvres que tu es déjà arrivé. » C’est la sagesse de l’Ecclésiaste : « Il a fait toute chose excellente à son heure » (Ecclésiaste 3, 11). Chute et manque ont une fonction dans la trame divine. Rien n’est gratuit. Affronter la limite, c’est participer à l’acte de création, transformer la souffrance en lieu de sens. Viktor Frankl a écrit : « L’homme peut supporter presque n’importe quel “comment”, s’il trouve un “pourquoi” » (Man’s Search for Meaning, 1946). Le “comment” de cet homme était douloureux, mais son “pourquoi” était clair : vivre, remercier, illuminer.
La philosophie biblique ne cherche pas à effacer la douleur, mais à la transfigurer en lieu de manifestation de l’esprit. Lorsque Jacob lutte avec l’ange, il ressort boiteux, mais son nom change en Israël, « car tu as jouté contre des puissances célestes et humaines et tu es resté fort.» (Genèse 32, 29). La boiterie est le signe de la victoire, non de la faiblesse. Ainsi de cet homme sur son fauteuil : son handicap est devenu sceau de choix, témoignage que l’homme peut triompher non par la force, mais par la foi, la paix intérieure et l’accueil de la vie telle qu’elle est.
Ainsi se révèle le sens profond de l’élan vital : non une impulsion biologique seulement, mais le Souffle de Dieu en l’homme. C’est cette force qui engendre la création à chaque instant, dans le cœur de chaque être qui tombe et se relève.
L’obstacle n’est pas la fin du chemin, mais son commencement, là où l’homme rencontre son âme et entend en elle une voix de fin silence, la voix même de la vie.