La marchandisation de la souffrance — quand la douleur devient un produit. Par Rony Akrich pour ses lecteurs!

by Rony Akrich
La marchandisation de la souffrance — quand la douleur devient un produit. Par Rony Akrich pour ses lecteurs!

Ces derniers temps, j’ai voulu, comme souvent, inviter à mes rencontres publiques des hommes et des femmes ayant traversé des drames, des tragédies, des blessures que la vie leur avait infligées. J’avais le désir sincère qu’ils viennent témoigner, non pour s’exhiber, mais pour faire entendre une parole vraie, une expérience humaine devant un public large, qu’il s’agisse d’une rencontre en présence ou d’un enregistrement destiné à la mémoire commune. Bien sûr, il faut le dire d’emblée: si la majorité semble aujourd’hui être tombée dans le piège de la marchandisation, ce n’est pas le cas de tous. Nombre d’entre eux, hommes et femmes, connus ou anonymes, demeurent encore disponibles, accessibles, et prêts à témoigner devant divers publics, sans exiger ni contrepartie ni dédommagement. Ces voix discrètes, souvent oubliées, sont peut-être les dernières à porter l’écho d’une parole authentique, gratuite, qui ne cherche ni gloire ni profit. Je ne citerai pas de noms, par respect pour cette fidélité silencieuse. Or, ces derniers mois, j’ai fait une découverte à la fois déroutante et douloureuse: il ne m’était plus possible d’inviter directement certains témoins. Il fallait désormais passer par un agent, un intermédiaire commercial chargé de gérer leur image, de fixer leurs tarifs, d’organiser leur venue comme on négocie une prestation.

Ainsi, la tragédie intime est devenue matière à contrat, le témoin est devenu produit, et la parole vécue s’achète comme un service. J’en reste pantois: ce qui devait appartenir à l’humanité tout entière, ce souffle d’expérience et de vérité, est désormais filtré par les lois du marché.

Il y a quelque chose de brûlant, presque insupportable, dans ce phénomène moderne où chaque douleur intime, chaque tragédie, chaque blessure de l’âme devient une affaire économique. On dirait qu’il n’existe plus de souffrance non médiatisée, sans agent, attaché de presse ou producteur. Même la blessure est devenue marchandise; même la larme a un prix. Autrefois, celui qui parlait de sa peine le faisait par nécessité intérieure, pour partager, pour se libérer, pour trouver un écho, peut-être un peu de consolation. Il parlait à partir de, et non en vue de.

Aujourd’hui, on parle pour être invité, pour vendre son livre, pour qu’on parle de soi. L’expérience intime s’est transformée en marque, et la douleur en capital émotionnel. Plus le récit est dur et bouleversant, mieux il se vend. Derrière ce phénomène se cache une mutation plus profonde: nous vivons une époque où le moi est devenu le centre de la scène économique et culturelle. Si autrefois la souffrance ouvrait à l’identification humaine, elle sert aujourd’hui à la promotion personnelle. L’identité elle-même, avec ses blessures et ses cicatrices, devient une monnaie symbolique. Plus on est blessé, plus on paraît authentique; plus on est authentique, plus on vaut cher. Le philosophe Theodor W. Adorno avait déjà pressenti ce danger lorsqu’il parlait de « l’industrie culturelle »: comment les émotions, la compassion, la douleur elles-mêmes deviennent des produits standardisés.

Le marché, disait-il, ne laisse rien de pur: même le cri devient matière première. Dans un tel monde, le témoignage humain perd sa force, parce qu’il est mesuré non plus à sa vérité, mais à sa diffusion.

C’est un phénomène social, mais aussi moral. La souffrance, qui devait nous unir, devient instrument de distinction, outil d’image. Celui qui jadis pleurait en silence raconte aujourd’hui ses larmes sur scène, avec accompagnement musical ou graphique. Il y a là quelque chose de courageux, peut-être, mais aussi quelque chose d’inquiétant: la frontière entre témoignage et spectacle s’efface.

Qu’est-ce qu’une douleur vraie, qu’est-ce qu’un scénario? Qu’est-ce qu’un souvenir, qu’est-ce qu’un plan de communication? Quand tout passe par un langage publicitaire, même le cri perd sa vérité. Il ne s’agit évidemment pas de condamner le fait de témoigner.

Celui qui souffre a le droit de parler, d’écrire, de partager, même d’en vivre. Le problème n’est pas dans la personne, mais dans le système.

Quand le marché fixe les limites de la confession, quand le langage s’adapte au public, quand la blessure est éditée pour être « vendable », quelque chose d’essentiel dans l’authenticité humaine se perd.

Les prophètes anciens savaient exprimer la douleur dans la nudité des mots, sans médiation, sans récompense. Job cria vers le ciel, non parce qu’on attendait de lui une conférence sur la signification de la perte, mais parce qu’il ne pouvait faire autrement. Jérémie n’a pas écrit ses Lamentations pour sa carrière.

De ce cri-là naquit une humanité, une vérité morale.

S’ils vivaient aujourd’hui, les prophètes signeraient sans doute avec un agent littéraire, et pour cette raison même, leur voix ne s’entendrait plus. La marchandisation de la souffrance est sans doute l’expression la plus claire de la crise morale de notre temps: une culture qui encourage l’exposition, mais pas l’intimité; le partage, mais pas l’écoute; l’empathie, mais pas la responsabilité.

Tout le monde parle, mais qui écoute vraiment ?

On exige de l’individu qu’il soit « authentique », mais dans les termes du marketing.

C’est ainsi que naît la culture cynique de l’émotion : des sentiments forts, mais plats ; une douleur affichée, mais vidée de sens.

Peut-être le vrai remède se trouve-t-il dans la simplicité: redonner à la souffrance sa dimension de sacré, non pas religieuse, mais humaine. Voir dans la douleur non une marchandise, mais un appel.

Partager pour s’ouvrir, non pour gagner. Raconter pour guérir, non pour se promouvoir.

Le monde n’a pas besoin de plus de conférences sur le trauma, mais d’une oreille vraiment attentive.

Et peut-être que là, dans la rencontre silencieuse entre deux êtres sans caméra ni tarif, se rejoue enfin l’humanité perdue: non sur scène, mais au cœur.

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