Et voilà un énième suicide. Il nous frappe de plein fouet, au milieu de nos journées incertaines, dans ce quotidien claudicant où nous feignons de reprendre vie. Encore un nom effacé, encore une lumière qui s’éteint dans le vacarme du monde. Nous faisons semblant d’être surpris, mais nous savons. Nous savons que derrière les bilans sobres et les communiqués polis, il y avait une attente : celle d’une main tendue, d’un regard qui ne se détourne pas, d’un mot vrai. Et ce mot n’est pas venu. Nous savons aussi que le temps, à lui seul, ne guérit rien: il recouvre. Il met un vernis d’oubli sur des plaies béantes, et nous appelle cela “résilience”, comme si la douleur pouvait s’apprivoiser sans amour, sans lien, sans veille.
Nous ne parlons pas ici de blessure passagère ni de simple fatigue psychique. Nous parlons d’un peuple entier qui a traversé l’abîme. Nous parlons d’hommes et de femmes qui se lèvent chaque matin avec dans la poitrine le bruit d’une déflagration que personne n’entend plus. Nous parlons d’enfants qui jouent, mais dont le regard se perd parfois dans une absence qu’aucun jeu ne dissipe. Nous parlons d’une nation post-trauma, et pourtant encore debout. Nous savons ce que c’est que d’enterrer nos morts, mais nous savons aussi ce que c’est que d’enterrer les vivants dans un silence poli, bienveillant, meurtrier. Car le plus grand danger, ce ne sont pas les blessures visibles, mais les cicatrices invisibles qui se creusent avec le temps. Ce qui tue, ce ne sont pas seulement les balles et les incendies, mais les sourires compatissants, les procédures sans âme, les phrases de consolation qui sonnent comme une injonction: “La vie doit continuer.” Comme si elle pouvait continuer sans les autres, sans mémoire, sans présence.
Nous refusons ce récit qui voudrait faire de nous un peuple condamné à la souffrance et à la commémoration. Nous refusons de laisser la mémoire se figer en mausolée. Car nous ne sommes pas seulement les témoins de la tragédie, nous sommes les porteurs d’un feu, d’un souffle, d’une promesse de vie qui refuse l’extinction. Pleurer ne suffit plus. De même, se remémorer les évènements ne suffit pas, et encore moins graver les noms sur la pierre. La vraie fidélité n’est pas dans les cérémonies, elle est dans le soin quotidien, dans la proximité fidèle, dans la parole qui s’abstient de juger et dans le silence qui accompagne. Un peuple digne ne délègue pas la survie de ses blessés à des formulaires ni à des bureaux. Il se tient près d’eux, son corps pressé contre le leur, son âme unie à la leur, comme on veille sur un frère blessé, comme on veille sur la flamme sacrée d’un sanctuaire.
Nous devons retrouver cette fraternité élémentaire qui fonde le lien humain et sans laquelle aucune nation ne tient debout. Il est temps de proclamer que la résilience n’est pas un mot de communication, mais un acte d’humanité. Elle n’est pas une vertu individuelle, mais une responsabilité collective. Être résilient, ce n’est pas “se reconstruire”, c’est apprendre à marcher ensemble avec nos éclats de verre. Ce n’est pas redevenir ce que nous étions, mais inventer une manière d’exister qui tienne compte des manques, des absences, des silences, et qui les transforme en fidélité.
Si nous voulons être ce peuple qui se relève, alors il faut créer les conditions concrètes de ce relèvement : des lieux d’écoute, des espaces de parole, des compagnonnages de vie. Il faut cesser de dire aux survivants d’être forts, exemplaires, reconnaissants. Il faut leur permettre d’être humains, c’est-à-dire vulnérables, incertains, en devenir. Nous ne voulons plus d’une société qui s’agenouille un jour par an devant la mémoire des morts pour nous détourner le reste du temps des vivants qui vacillent. Nous voulons une société capable de dire: “Tu es vivant, cela suffit.” Une société qui marche au rythme des blessés et qui ne laisse personne derrière.
Nous ne demandons pas la compassion: elle est souvent éphémère et humiliante. Nous exigeons la fraternité: elle est durable, égale et silencieuse. Nous ne demandons pas des discours: nous voulons des présences. Nous ne demandons pas que tout soit compris: nous voulons que rien ne soit laissé dans l’ombre. Car la véritable communauté se fonde non sur les proclamations, mais sur l’accueil de la fragilité de l’autre. Être frère, c’est veiller. C’est refuser de détourner les yeux. C’est reconnaître dans la douleur d’autrui un miroir de notre propre humanité. Le peuple qui ne veille plus cesse d’exister.
Nous devons apprendre à dire que la force n’est pas de ne pas tomber, mais de se relever ensemble. Que la grandeur n’est pas dans le triomphe, mais dans la fidélité! Que le courage n’est pas dans le déni, mais dans l’acceptation lucide du réel. Nous devons cesser de confondre la vitalité et la fuite, la vie et le bruit, la reconstruction et l’oubli. La véritable vie, celle que nous voulons restaurer, ne consiste pas à effacer le passé, mais à le traverser en vérité. Elle n’est pas faite d’oubli, mais de présence.
Nous devons comprendre que chaque suicide, chaque effondrement silencieux, n’est pas une défaite individuelle, mais une blessure du corps collectif. Chaque vie qui s’éteint ainsi dit quelque chose de nous: de notre vitesse, de notre indifférence, de notre peur de la douleur d’autrui. Elle nous rappelle que la solidarité n’est pas un concept politique, mais une respiration spirituelle. Nous avons besoin de réapprendre à respirer ensemble, à nous reconnaître dans le regard blessé du voisin, à dire sans honte: “Je ne vais pas bien.” Car le peuple qui ose dire cela, sans honte et sans déguisement, est celui qui renaît.
Nous devons cesser de glorifier la souffrance comme une noblesse, ou la résilience comme un mythe héroïque. Il n’y a pas de héros ici, seulement des vivants qui tentent de le rester. Mais c’est justement là que se trouve la grandeur: dans le simple fait de continuer à aimer malgré les ruines, à construire malgré la peur, à prier malgré le doute. Cette fidélité-là n’est pas spectaculaire: elle est obstinée, tenace, silencieuse. Elle est le battement profond du cœur d’un peuple qui refuse de se réduire à son malheur.
Voilà ce qui nous définit: non pas le traumatisme subi, mais la réponse que nous lui opposons. Non pas la douleur, mais la fidélité à la vie. Nous ne serons pas réduits à nos cicatrices ni transformés en victimes sacrées. Nous avons traversé la nuit, mais nous n’avons pas rendu les armes. Il y a dans le cœur de ce peuple une force qui ne vient ni de la puissance ni du nombre, mais de la mémoire vivante et du refus de l’abandon. Nous ne survivons pas pour prouver notre endurance; nous survivons pour témoigner que la vie peut renaître même là où elle a été niée.
Nous déclarons ceci : aucun survivant ne restera seul. Pas un. Car, tant que nous laisserons un seul être s’éteindre dans le silence, nous serons tous amputés. Tant que nous ne ferons pas de cette promesse un acte collectif, nous n’aurons pas terminé notre combat. Nous ne voulons pas d’un pays capable de grandes commémorations, mais incapable de petites fidélités quotidiennes. Nous ne voulons pas d’une société qui parle de solidarité, mais qui redoute la vulnérabilité ? Nous voulons une société capable de se pencher sans peur sur la fragilité, et d’y reconnaître sa propre vérité.
Nous voulons habiter nos jours avec cette certitude : la douleur n’est pas une honte, la survie n’est pas un miracle, c’est une tâche commune. Si nous parvenons à cela, alors nous ne serons plus un peuple blessé : nous serons un peuple debout. Non pas malgré la tragédie, mais à travers elle, en la transfigurant. Et ce jour-là, notre mémoire ne sera plus un fardeau, mais une source. Car du cœur même de nos blessures jaillira une lumière nouvelle, plus douce, plus humble, mais plus durable que la force.
Alors peut-être qu’un jour, au lieu de compter nos morts, nous compterons nos renaissances.