Dans l’idéal d’une démocratie le rapport de force ne devrait pas avoir lieu car l’État est le représentant direct du peuple, et doit, à ce titre, élaborer un dialogue afin de contribuer à ce qui est le mieux pour les citoyens. Manifester reflète un état d’urgence lorsque les citoyens se retrouvent face à une situation qu’ils jugent injuste, illégale, allant contre l’intérêt général. Ces rapports de force reflètent une impossibilité au compromis, au dialogue de la part des gouvernants, la démocratie en Israël doit, de ce point de vue, murir. De nombreuses critiques ont été émises, depuis bien longtemps, et ceux par différentes voix quant aux fondements même de la démocratie telle qu’elle s’exerce en Israël. Les politiques confondraient leur avidité de pouvoir, de carrières et les services pour lesquels ils ont été élus.
La manifestation est un espace d’expression des citoyens, elle est le symbole d’une société vivante ou la politisation des citoyens devient une nécessité ainsi qu’une preuve de maturité. Aujourd’hui les citoyens montrent leur désintérêt, leur incompréhension, leur perte de confiance face à la chose publique, l’individualisation se fait de plus en plus ressentir et chacun souhaite défendre son intérêt personnel plus que l’intérêt général.
Les manifestations sont également reprises par les médias, et donnent lieu à une « bataille de l’opinion », les médias sont des outils de pouvoir. Depuis peu, les réseaux sociaux offrent une alternative, un nouveau mode d’expression qui prend de plus en plus d’importance et dont l’impact sur les autres médias et le pouvoir politique se fait chaque jour plus grand.
Les manifestations sont indispensables et peuvent avoir un impact si elles sont suivies par un grand nombre de personnes. De plus en plus de citoyens vivent dans une précarité sociale et économique, la peur de l’avenir, la dégradation de l’emploi maintient les citoyens et notamment les plus jeunes dans une angoisse face à leur futur.
Descendre dans la rue est fondamental. Il demeure également important de ne pas baisser les bras face à la dépolitisation de nombreuses personnes, l’éducation politique reste importante pour comprendre et se défendre.
Enfin, la manifestation est le reflet d’un rapport de force qui est antinomique avec l’idée d’une démocratie « saine ». Il est donc nécessaire qu’un dialogue s’installe entre les citoyens et les instances décisionnaires.
La révolte porte en elle une exigence de justice. Le révolté dit « Non ! » face à la corruption, le mensonge, la cupidité, l’exploitation etc. il en a assez et demande la justice et l’intégrité. La révolte est d’abord morale avant que d’être politique. Nous avons vu que le révolté qui attend la résolution d’une situation d’injustice n’est pas au service d’un intérêt limité. Il n’est pas porté à engager directement la violence.
La Torah s’intéresse à la condition humaine, elle s’inquiète nécessairement de l’aménagement économique de la société et des relations de propriété demeurant entre les hommes.
Le Rav Kook voit en l’année sabbatique un indice représentant un échantillon de ce que sera la société absolue et idéale du monde futur: elle est une lucarne-ouverte vers un monde dans lequel nous serons tous réunis en une grande famille, où personne ne s’acharnera à défendre son bien privé et où les richesses seront réparties de telle façon que tout le monde pourra en profiter.
Cette conception sociale est renforcée par l’attribution égalitaire de la terre d’Israël que préconise la Torah lorsque le peuple juif vient la conquérir et s’y établir.
Mais là encore, il faut émettre des réserves car, au fil des ans, les écarts sociaux se sont approfondis et certaines personnes ont vu leur situation économique se dégrader pour des raisons indépendantes de leur volonté. La loi conseille aux enfants d’Israël, à ce moment, de soutenir financièrement leurs prochains quand ces derniers sont en difficultés et ce jusqu’à l’arrivée de l’année jubilaire, où interviendra une nouvelle répartition des terres.
Le texte biblique au travers ses tenants de morale et de lumière aboutit bien souvent au descriptif d’une organisation de société ou la condition humaine tient une place prépondérante. Voici donc un exemple de réalisation du « bien être » de l’homme, il y a de cela plus de 3000 ans.
Dès sa jeunesse, Joseph fut préoccupé par le problème des assises économiques de l’humanité. C’est pourquoi il rêve d’épis : « Joseph eut un songe et le conta à ses frères: ‘Nous composions des gerbes dans le champ, soudain ma gerbe se dressa, elle resta debout; et les vôtres se rangèrent à l’entour et s’inclinèrent devant la mienne’ » (Genèse XXXVll, 7).
Joseph affirme ainsi son indéniable précellence dans ce domaine, et ce n’est nullement un hasard si, une fois en Egypte, il accède au poste de grand intendant du « ministre des abattoirs » – en fait, le distributeur de nourriture pour l’Egypte tout entière.
Même en prison, au cœur d’une forteresse, derrière les coulisses de l’Histoire, Joseph s’emploie en continue à l’aménagement du travail et aux fondations économiques de la société. Il saura traduire les rêves du grand panetier et du grand échanson. Et lorsque plus tard, il se présentera devant Pharaon, il lui soumettra immédiatement un plan de réorganisation de l’Egypte, inspiré non pas d’une quelconque théorie des infrastructures économiques en temps de crise, mais de D.ieu Lui-même.
L’œuvre économique de Joseph sera couronnée de succès grâce à une politique de planification agraire du royaume d’Egypte, laquelle, en fin de compte, a façonné l’économie du monde antique dont l’Egypte symbolisait le centre. La Torah décrit avec une grande abondance de détails les options économiques de Joseph durant ces années de détresse : le rassemblement des biens monétaires, l’achat du bétail, l’achat des terres, le transfert des populations vers les villes, le système d’imposition, etc. Or cette planification a protégé du chaos non seulement l’Egypte, mais toute la société humaine de cette époque.
Cette « œuvre matérielle » de Joseph parachève une situation nécessairement juste et morale puisque les solutions aux différents problèmes de la société viennent de D.ieu. Grâce à elles, la lumière divine a pu pénétrer le monde de la matérialité.
En termes modernes, nous dirions que la signification socio-économique de la démarche de Joseph se traduit par une économie centraliste : en effet, il fait œuvre de centralisation et de concentration des moyens de production en les nationalisant pour les redistribuer ensuite de façon juste et égalitaire.
II ne s’agit donc, ni d’un marché centralisé à l’extrême, ni d’une économie libérale, mais d’une intervention qui vise à une plus grande justice distributive. Au départ, Joseph rassemble l’argent, puis le bétail, et enfin il nationalise les terres, faisant disparaître ainsi la propriété privée. Après la nationalisation des biens de production, il fait transférer le peuple vers les villes, et cette fuite forcée du milieu rural brise le lien archaïque de la population avec la terre et permet de créer une nouvelle structure socio-économique. II procède alors à une nouvelle répartition des instruments de production dont les utilisateurs auront l’entière responsabilité. Cette décentralisation ultérieure permet ainsi la survie matérielle de la société.
La prospérité de l’Etat sera ensuite rendue possible grâce à une méthode d’imposition moderne: 20% des revenus sont directement versés au royaume, les agriculteurs gardant 80% bien qu’ils travaillent sur des terres appartenant à l’Etat.
Le peuple égyptien manifeste alors une reconnaissance profonde envers Joseph: « Tu nous rends la vie! Puissions-nous trouver grâce auprès de mon seigneur et nous resterons serfs de Pharaon » (Genèse XLVII, 25). Le peuple est prêt à renoncer à sa liberté et à vivre dans une situation de dépendance absolue envers son souverain, mais Joseph rejette cette proposition. Certes, « il acquit tout le sol de l’Egypte au profit de Pharaon », mais « acheter » des êtres humains pour les transformer en esclaves est en profonde contradiction avec les valeurs de justice et de moralité qu’il veut instituer.
Pour réaliser cette immense action, Joseph a utilisé et traité les données objectives d’une situation qui était pourtant catastrophique. Mais il a très bien su exploiter les conjonctures. Joseph reste cependant un réaliste : avant chaque pas, il attend l’occasion opportune pour pouvoir progresser vers l’idéal de justice sociale et de plus grande égalité économique dont il rêve.
En cela, il suit fidèlement les marques laissées par son père Jacob : persuadé qu’il était destiné à assumer la charge et les fonctions de l’aînesse spirituelle au contraire d’Esaü, Jacob a su cependant attendre les circonstances favorables. C’est là, indubitablement, l’occasion opportune de profiter des conjonctures étonnantes en faveur de la vérité et de la justice.
La vérité est en effet complexe et pleine de détours, les contingences et les conjectures sèment toutes sortes d’obstacles qui ne permettent pas à l’individu de réaliser ses projets de façon directe. Mais l’homme de la justice et du droit doit « talonner » et traiter la réalité pour ce qu’elle est, comme Jacob le fit si bien – son nom vient de la racine « ekev », talon. Et lorsque l’heure est propice, il faut savoir exploiter les circonstances pour faire pénétrer la lumière de la vérité dans le monde et la faire apparaître sous forme d’un ordre réel, pratique et quotidien.
Aujourd’hui le droit vital dans nos sociétés contemporaines, libérales et individualistes, est le droit au patrimoine car il garantit tout à la fois l’indépendance du propriétaire de faire usage de ses biens et sa sécurité vis-à-vis des ambitions d’autres individus, voire de l’état, de les lui disputer violemment et de l’en déposséder. En cela tous les autres droits semblent en dépendre : le droit à la vie, le droit de circuler, de faire usage de son corps et de se subvenir d’une manière autonome. Le droit de penser et d’agir dès lors que chacun est reconnu comme propriétaire de lui-même, c’est-à-dire un être affranchi, capable de se donner des fins propres.
Le droit dans ces sociétés libérales, est par nature équivoque : il doit protéger les libertés individuelles égales en droit et l’ordre public et social fondé sur les inégalités économiques et politico-idéologiques conférées par la propriété privée des moyens de production et d’échange. La seule manière de concilier les deux objectifs est de faire croire que chacun peut s’enrichir par ses qualités et compétences personnelles, son travail et son épargne afin de conquérir une position sociale plus avantageuse : le droit libéral doit décréter l’égalité des chances dans l’accès au savoir et à la richesse, comme sources de pouvoir.
Or cette déclaration, comme toutes les études le montrent, masque plus qu’elle ne corrige la reproduction stable des inégalités par le biais de la transmission de l’héritage économique et culturel.
Quittons les sociétés d’hier et les aspirations théoriques, si importantes soient-elles, pour nous pencher sur l’aspect concret des choses, à savoir la vie de tous les jours et ses devoirs à ce jour. La loi juive n’exige pas de répartition égalitaire, ni même de redistribution égalitaire de tous les biens. Par contre, l’un des piliers de la morale juive est le précepte de Tsédaka que l’on a l’habitude de mal traduire par «charité», qui est en fait un acte de Justice et d’amour; un devoir absolu défini par le Judaïsme comme étant l’acte de donner à chacun selon ses besoins.
Le Hafetz Haïm dans son livre Haavat hessed, consacré aux différentes modalités du commandement de générosité, nous précise que cette limite a été fixée pour des gens aux revenus moyens, car il va sans dire qu’un pauvre ne sera pas en mesure de verser un dixième de son revenu en Tsédaka. Quant aux riches, ils ont le devoir d’aller même au-delà du cinquième de leur revenu, à condition évidemment de ne pas s’appauvrir. Il nous demande de nous référer à un grand principe: «Tes besoins de base précèdent ceux d’autrui, tandis que tout ce qui a trait à ton luxe personnel est secondaire par rapport aux besoins de ton prochain.»
Il est exclu que quiconque ait froid pendant l’hiver et n’ait pas de quoi se vêtir, pendant que son prochain, nettement plus aisé financièrement, demeure confortablement installé dans une maison munie d’un système de chauffage ultrasophistiqué et soit vêtu d’un splendide manteau de vison.
Dans le traité talmudique Baba Batra on raconte l’histoire suivante: un Romain s’adressa à un sage et lui demanda: «Si D.ieu aime tellement les pauvres, pourquoi ne leur vient-il pas en aide et ne pourvoit-il pas lui-même à leurs besoins?» Le sage lui répondit: «Nous ne faisons pas la Tsédaka uniquement pour tel ou tel pauvre, mais également pour nous sauver nous-même de l’enfer». Evidemment, si D.ieu l’avait souhaité, Il aurait pu créer une société sans pauvres, la présence du pauvre constitue un apport moral pour tous les membres de la société.
Ainsi, la Torah n’exige pas l’égalité totale de la société. Mais elle intervient pour éviter qu’il n’existe de trop grands écarts en son sein, écarts qui pourraient s’avérer très douloureux pour les plus démunis, et qui comportent le risque par ailleurs de la déstabiliser. Il est de notre responsabilité de citoyen et de juif de sauvegarder un certain équilibre social, et d’adoucir dans la mesure de nos moyens le sort des déshérités, surtout lorsque l’on sait que riches ou pauvres, nous faisons non seulement partie d’une même société de frères, mais nous sommes tous à titre égal les enfants de D.ieu.
Tout irait pour le mieux dans le moins mauvais des mondes possibles, si l’économie de marché était vraiment « librement concurrentielle » et si la démocratie avait vraiment le pouvoir d’assurer la régulation des rapports de forces et la répartition des richesses et du savoir dans le sens de l’égalité des chances.
Or celle-ci est peut n’être un mythe et les principes régulateurs de l’économie libérale et de la démocratie, confondus avec la réalité du fonctionnement des sociétés modernes, une illusion trompeuse qui ne peut qu’aggraver les contradictions jusqu’à les rendre explosives en décrédibilisant les principes dont se réclament les dirigeants pour se justifier aux yeux de « ceux d’en bas ».
Et de fait, la démocratie est en crise d’identité grave dès lors que les individus sans pouvoir politique et/ou économiques ne croient plus en leur capacité d’exercer un quelconque contrôle sur le pouvoir exécutif et législatif et sur les décisions des décideurs économiques et financiers et que leur vote leur paraît détourné par une classe politique sensible aux arguments et au chantage de tout un chacun.
Des citoyens apolitiques gouvernés par des technocrates de la chose publique qui prétendent servir l’intérêt général sans programme ni pouvoir réel pour transformer les rapports sociaux et économiques inégalitaires, sont tentés par la démission politique et le refus de la démocratie réelle, voire de toute conscience politique au profit de la poursuite de leurs seuls intérêts privés.
Si l’on ajoute l’idéologie commerciale envahissante qui considère que le bonheur n’est qu’affaire de consommation croissante de biens et de services et non de valeurs générales; alors la démocratie n’est plus qu’un masque dérisoire pour sauver une apparence de moins en moins convaincante et efficace: celle d’un droit régulateur à la fois libéral et juste.
Le droit libéral et la démocratie politique sont condamnés à l’échec, victime de cette contradiction, en effet fondamentale, entre l’exigence de l’égalité dans l’autonomie individuelle qu’ils revendiquent et l’obligation de préserver l’ordre public, la paix sociale et la hiérarchie des pouvoirs qu’ils protègent et reproduisent par le recours au droit premier de la propriété individuelle des biens de production et d’échange, qu’il ne faut pas confondre avec les biens de consommation, comme fondement du droit positif.
Refuser un monde idéal de justice économique égalitaire prédéfini pour penser les conditions de la gestion politique démocratique des contradictions entre la liberté individuelle (et il n’y en a pas d’autre) telles qu’elles s’expriment dans les sociétés ouvertes qui sont les nôtres et l’équité qui veut dire, non l’égalité sociale, mais que personne ne soit exclu par le jeu des inégalités économiques de l’exercice du droit au bonheur dans la reconnaissance et la dignité et de l’égalité des chances, telle doit être l’orientation réaliste et pragmatique d’une philosophie résolument responsable, la seule susceptible de penser le monde contemporain et d’agir sur son évolution accélérée en un sens qui lie le désir d’être par soi-même et la solidarité nécessaire à l’affirmation des droits humains.
La tâche d’une économie juste est de distribuer la prospérité, de faire circuler la valeur, comme le sang circule dans le corps humain. Tant que le système économique est pensé dans des abstractions étrangères à la vie, il véhicule une aliénation et ne parvient pas à atteindre la fin qui devrait normalement être la sienne : faire disparaître la misère et promouvoir partout la prospérité.
Une économie saine travaille à la promotion de la vie. Il est désolant de constater à quel point nous sommes actuellement loin de cette finalité. Notre monde est livré aux mâchoires du commerce et de l’industrie, à l’appétit vorace du profit, à la boulimie délirante de la technique. Il est nécessaire et urgent, de faire éclater en pleine figure la vérité de cet empire, car ce n’est qu’à partir d’une prise de conscience décisive qu’une mutation radicale pourrait s’opérer.