Il est temps de mettre des mots clairs sur un malaise trop longtemps recouvert de bons sentiments. Depuis des mois, certains, juifs ou non juifs, ont pris l’actualité en marche comme on saisit un sujet de film ou un concept de marketing moral. Ils ne vivent pas ici, ne partagent ni le risque ni les devoirs de la vie israélienne, mais ils se sont emparés de notre douleur comme d’une matière première, exploitable à l’infini sur le marché symbolique de l’émotion.
On écrit des livres « témoignages », on tourne des documentaires bouleversants, on organise des soirées de commémoration. Israël devient un décor tragique : une scène chargée de larmes, de sang et d’héroïsme, sur laquelle ces consciences diasporiques viennent poser leur personnage de « proches d’Israël ». Mais derrière cette proximité proclamée, une vérité simple persiste : ces mêmes personnes ont, en toute conscience, refusé la condition israélienne. Elles ne veulent ni du passeport, ni de la conscription pour leurs enfants, ni de l’angoisse des sirènes, ni de la fragilité quotidienne d’un peuple qui assume sa souveraineté.
Ce fossé entre posture et condition éclate au grand jour dans ces soirées mondaines où l’on vient « s’émouvoir pour Israël ». Dans des salons cossus, autour de tables bien garnies, sur des chaises qui semblent sorties d’un ancien régime royal français, on projette les images du retour des otages. Les retrouvailles entre parents et enfants, entre femmes et maris remplissent l’écran d’une émotion insoutenable. Dans la salle, on retient son souffle, on verse la petite larme réglementaire, on se regarde d’un air grave : « Quel drame, quel courage, quel peuple. » Puis l’on passe au buffet.
Il y a dans cette mise en scène quelque chose de grossier, presque obscène. Car ceux qui s’émeuvent ainsi restent, par principe, à l’extérieur de l’histoire qu’ils consomment en différé. Ils ne veulent pas prendre part. Ils refusent profondément, sincèrement parfois, d’entrer dans ce destin qu’ils contemplent avec compassion. Ils tiennent à Israël comme à un mythe protecteur, un récit identitaire commode, mais sans jamais accepter l’identité citoyenne qui va avec. Ils s’identifient aux larmes d’Israël, pas à sa souveraineté ; aux otages libérés, pas à l’État qui les a ramenés, ni aux dilemmes tragiques qui accompagnent chaque décision.
Cette solidarité-là est de carton-pâte. Elle résonne fort dans les salons parisiens, new-yorkais ou bruxellois, mais se dissout dès qu’il s’agit d’assumer les conséquences concrètes : vivre ici, voter ici, risquer sa peau ici, voir ses enfants partir à l’armée, porter la lourdeur des deuils et des divisions internes. On veut l’auréole de la souffrance sans le fardeau de la souveraineté. On se fabrique une identité « proche d’Israël » pour mieux tenir à distance l’identité israélienne elle-même.
Certes, cette agitation répond à un besoin réel. Face à l’antisémitisme montant, les juifs de diaspora cherchent un point d’ancrage, une fierté, un récit pour tenir debout. Israël devient alors un miroir héroïque où l’on vient se regarder à peu de frais : « Nous aussi, nous souffrons avec vous. » Mais cette identification est asymétrique. Elle permet de tirer parti de la douleur d’Israël sans partager son risque existentiel. On habite la tragédie d’un peuple comme on occupe un thème de conférence. À force, la douleur d’Israël se transforme en rente morale. Le sang versé devient capital symbolique ; les visages d’otages et de soldats morts alimentent un flux d’images, de textes, de témoignages qui servent autant à se poser en « conscience morale » qu’à dire vraiment quelque chose d’Israël.
Pourtant, dans ce paysage parfois obscène, une autre mobilisation mérite d’être distinguée, saluée, placée à part : celle de nombreuses personnalités non juives. Leur engagement, lui, est souvent sans calcul, sans bénéfice, sans protection communautaire. Ils n’ont rien à y gagner, bien au contraire. Dans les conditions sociopolitiques qui sont les nôtres aujourd’hui, se tenir publiquement aux côtés d’Israël quand on n’est pas juif, c’est prendre le risque d’être marginalisé dans son milieu, attaqué sur les réseaux sociaux, ostracisé dans certaines sphères culturelles ou universitaires. C’est parfois compromettre une carrière, perdre des amis, devenir suspect aux yeux de la bonne conscience dominante.
Il faut avoir l’honnêteté de le reconnaître : ces hommes et ces femmes qui, sans être juifs, s’exposent pour défendre Israël, pour rappeler son droit à exister, à se défendre, à vivre, méritent un véritable hommage. Eux ne se construisent pas une identité à bon compte sur notre douleur ; ils acceptent de payer un prix pour une vérité qu’ils jugent juste. Ils prennent sur eux une part de notre isolement, de notre stigmatisation, sans bénéfice symbolique garanti. Leur solidarité n’est pas une posture identitaire, c’est un acte de courage. Dans un monde où Israël est devenu le paratonnerre de toutes les haines morales, leur geste est infiniment précieux.
Oui, il faut leur rendre hommage. Leur dire que nous voyons le risque qu’ils prennent, l’inconfort qu’ils acceptent, le coût social et professionnel de leur parole. Ils ne sont ni des figurants de nos soirées de soutien, ni des consommateurs de notre tragédie : ils se tiennent à découvert, à contre-courant, simplement parce qu’ils refusent le mensonge, la propagande et l’inversion morale. Ce qu’ils gagnent, s’ils gagnent quelque chose, ce n’est pas du prestige, c’est leur propre dignité.
Ce manifeste ne réclame pas que tout juif fasse son alyah, qu’il abandonne sa vie, son travail, ses attaches pour venir vivre ici. Chacun a sa trajectoire, ses contraintes, ses peurs, ses raisons. Mais il exige au moins de la lucidité : s’émouvoir d’Israël dans un salon saturé de confort n’est pas se tenir aux côtés d’Israël. Organiser des projections, écrire un livre, produire un film ne suffit pas à faire de vous un acteur du destin hébraïque. Tant que vous refusez la citoyenneté, vous êtes témoins, proches, alliés peut-être, mais pas parties prenantes.
Il y a une phrase qu’il faudrait oser dire à haute voix : parler au nom d’Israël sans appartenir à son corps civique relève d’une forme d’usurpation symbolique. On peut aimer, soutenir, aider, s’engager pour Israël depuis la diaspora. On peut donner de l’argent, de l’influence, du temps, de l’attention. Mais on n’a pas le même droit à la parole que celui qui a lié sa vie, sa chair, son avenir et celui de ses enfants à cette terre et à cet État. La hiérarchie n’est pas morale, elle est existentielle.
À l’inverse, les non-juifs qui, sans aucun intérêt personnel, choisissent de se compter parmi les défenseurs d’Israël, nous rappellent ce que peut être une solidarité véritable : une solidarité qui ne s’adosse pas à un mythe protecteur, mais à un sens du juste ; une solidarité qui ne s’invite pas dans notre tragédie comme dans un spectacle, mais qui se tient avec nous, au grand jour, dans le fracas de l’époque. Ceux-là, oui, doivent être nommés, remerciés, honorés.
Ce manifeste s’adresse donc à cette « solidarité hors-sol » qui flotte au-dessus du réel, mais aussi à ceux qui, dans l’ombre parfois, paient le prix de leur fidélité à Israël. Aux premiers, il rappelle que l’identification sans responsabilité tourne vite à la mise en scène et à l’instrumentalisation. Aux seconds, il dit simplement : nous savons que vous êtes là, et nous ne vous confondons pas avec le théâtre mondain de la compassion à distance.
Si vous voulez parler d’Israël, faites-le avec modestie. Si vous voulez vous identifier à Israël, commencez par reconnaître que vous n’êtes pas Israël. Et si vous voulez vraiment vous tenir à ses côtés, la porte est ouverte : elle s’appelle citoyenneté, responsabilité, destin partagé. Tout le reste – les larmes sans risques, les soirées sans conséquences, les projets culturels sans engagement – n’est qu’un décor. Mais au milieu de ce décor, quelques voix se lèvent, nues, sans costume, sans rôle à distribuer. Celles-là, juives ou non juives, appartiennent déjà, par leur courage, à l’histoire vivante d’Israël.
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