L’islamisme est l’une des formes d’antisémitisme les moins comprises.
Laissez de côté ceux qui idéalisent bêtement les groupes islamistes en les décrivant comme menant une lutte anticoloniale héroïque contre Israël et l’Occident.
Même ceux qui, à juste titre, condamnent souvent la violence djihadiste, manquent d’une compréhension plus large de la vision islamiste du monde. Être consterné par les atrocités commises par les terroristes est différent de se débattre avec les idées du mouvement politique plus larges qui les motivent.
Le plus souvent, les opposants à cette foi radicale la considèrent comme une forme essentiellement extrême de l’islam, en tant que religion. Une telle conclusion est compréhensible dans la mesure où il est possible d’extraire, de manière sélective, des citations du Coran montrant de l’antipathie envers les Juifs.
Il est également important de noter que ces fondamentalistes se présentent comme représentant le vrai visage de l’Islam. Mais le fait qu’ils s’identifient, en ces termes, est une raison pour remettre en question cette affirmation et non la prendre pour acquise.
Réduire l’islamisme à une forme de religion extrémiste est difficile à maintenir une fois examiné de plus près.
Pour commencer, les études empiriques sur les djihadistes et les militants islamistes tendent à suggérer que la plupart d’entre eux ont une connaissance limitée de la religion. La lecture de leurs textes a tendance à être très tendancieuse. On ne reconnaît pas non plus l’influence, sur eux, des formes les plus arriérées de la pensée européenne. Par exemple, les Protocoles des Sages de Sion (1903), le célèbre faux tsariste décrivant une prétendue conspiration juive mondiale, sont fondateurs de la littérature islamiste !
Certes, il existe un nombre, relativement restreint, d’universitaires formidables considérant l’islamisme comme une forme d’idéologie politique et non comme une religion extrémiste.
Parlons d’Olivier Roy, un éminent expert français, qui soutient : «Il faut comprendre que le terrorisme ne naît pas de la radicalisation de l’islam, mais de l’islamisation du radicalisme». En d’autres termes, l’islamisme est une vision qui encadre la politique radicale en langage islamique.
Leur vision du monde s’étend bien au-delà des terroristes djihadistes pour inclure ce que l’on appelle parfois les islamistes « participationnistes ». Ces militants s’engagent dans la politique islamiste mais ne se livrent pas eux-mêmes à des actes de violence. Parmi les experts qui voient l’islamisme comme une forme d’idéologie, essentiellement, politique, malgré son utilisation d’un langage islamique, figurent Matthias Küntzel et Bassam Tibi. Ces auteurs valent tous la peine d’être lus mais, malheureusement, ils n’ont eu que relative-ment peu d’influence sur le débat public jusqu’à présent.
Evin Ismail, maître de conférences en sciences politiques à l’Université suédoise de la Défense, a enrichi cette littérature importante, mais insuffisamment connue, avec son doctorat à l’Université d’Uppsala. Il examine le rôle central de l’antisémitisme dans la vision des Frères musulmans – qui ont donné naissance à de nombreuses organisations à travers le monde – et de l’État islamique.
Il s’appuie sur diverses sources pour aider à comprendre leur vision du monde et la centralité de l’islamisme en particulier. Ceux-ci incluent une discussion de leurs sources telles que le Coran et les hadiths (paroles du prophète Mahomet), les écrits de Sayyid Qutb (l’idéologue islamiste le plus influent), Dabiq (un bulletin d’information de l’État islamique) et des études de cas de divers terroristes islamistes….
Ismail soutient que l’antisémitisme a joué un rôle central dans la vision islamiste depuis sa création avec la fondation des Frères musulmans, en Égypte en 1928. Soit, il convient de le noter, 20 ans avant la fondation de l’État d’Israël. Il n’est donc pas tenable de considérer l’antisémitisme islamiste comme une simple réaction aux actions d’Israël !
Plusieurs facteurs ont contribué à la montée de l’islamisme et notamment de son antisémitisme. Dans les années 1930, et au début des années 1940, les nazis ont promu les Frères musulmans comme contrepoids à la Grande-Bretagne, qui dominait alors l’Égypte et la France. Naturellement, les nazis ont apporté avec eux leur empoisonnant bagage antisémite. Mais, avant même la montée des nazis, d’autres influences européennes pernicieuses, notamment les Protocoles, avaient une influence sur des pans entiers de la société égyptienne !
Sayyid Qutb (1906-1966) fut l’idéologue le plus influent des Frères musulmans, son emprise s’est ensuite répandue dans le monde entier. Ismail s’appuie sur deux de ses ouvrages pour aider à reconstruire sa vision antisémite du monde. Le premier était « Notre lutte contre les Juifs », un court pamphlet qui décrit les Juifs comme un « mal satanique cosmique ». L’autre est « À l’ombre du Coran« , le grand ouvrage en plusieurs volumes de Qutb.
Sa vision constitue toujours le cœur de l’idéologie islamiste. Selon lui, les musulmans avaient souffert des machinations des Juifs et du double jeu depuis la création de l’islam en 610.
Les Juifs avaient mené une guerre constante contre la Oumma (la communauté musulmane des croyants) dans le cadre de leur volonté conspiratrice de dominer le monde.
De ce point de vue, la survie de l’Islam dépendait de la conduite d’une guerre de religion – dans laquelle le meurtre était moralement excusé – pour vaincre le mal cosmique des Juifs
Qutb a soutenu qu’un cadre d’élite de révolutionnaires islamiques était nécessaire pour atteindre cet objectif. Il a également popularisé l’idée du « takfir » – l’idée d’excommunier les musulmans considérés comme apostats.
Sa vision du monde a été étendue et adaptée par de nombreux groupes islamistes à travers le monde.
Par exemple, Ali Khamenai, le guide suprême iranien, a traduit quatre livres de Qutb en farsi. L’islamisme a donc franchi un fossé important entre les Frères musulmans, une organisation sunnite, et la République islamique chiite d’Iran.
Cependant, Ismail se concentre sur l’État islamique et sur la façon dont sa doctrine s’est développée via le mouvement « Sahwa », une organisation importante bien que peu connue en Occident.
Ce mouvement est apparu en Arabie Saoudite dans les années 1960. Il a été créé par des militants des Frères musulmans exilés d’Égypte et de Syrie. Parmi eux, Mohammed Qutb, le frère de Sayyid, qui s’est également inspiré des Protocoles. Il a, à son tour, influencé Oussama ben Laden, le chef d’Al-Qaïda d’origine saoudienne jusqu’à ce qu’il soit tué par les forces américaines en 2011!
Ismail soutient que « Sahwa » a combiné le wahhabisme apolitique – la forme austère de l’islam qui prévaut en Arabie saoudite – avec les méthodes organisationnelles et la vision politique du monde des Frères musulmans. Une innovation intellectuelle clé a été l’ajout de l’anti-chiisme au mélange.
Cette situation était répandue parmi les membres des Frères musulmans syriens, en conflit, déjà, avec le régime d’Assad, dominé par les Alaouites, une secte de l’islam chiite. L’État sunnite d’Arabie saoudite était également un rival géopolitique régional de l’Iran, à majorité chiite.
L’Etat islamique a poussé cet anti-chiisme un peu plus loin en le liant à son antisémitisme. Il a développé l’idée que les chiites n’étaient pas du tout des musulmans mais – étonnamment – des Juifs infiltrés qui rejetaient le véritable enseignement de l’Islam. Selon l’EI, cela justifie à son tour l’assassinat systématique des chiites en Irak !
C’est peut-être l’exemple le plus surprenant de l’antisémitisme conspirateur paranoïaque au cœur de la vision islamiste du monde.
Par exemple, L’État islamique – comme la plupart des autres islamistes – croit que l’Amérique est contrôlée par les Juifs et Israël. Il a également qualifié les troupes kurdes de représentants du « sionisme peshmerga ».
En outre, l’Etat islamique a affirmé que les dirigeants sunnites, en particulier les monarques, sont des « dirigeants apostats » qui agissent comme «les esclaves des Juifs et des chrétiens.». »
Une fois acceptées les hypothèses grotesques de la vision islamiste, sa conception du monde prend tout son sens. Dans cette perspective déformée, les Juifs sont engagés dans une conspiration maléfique contre l’ensemble de la communauté musulmane mondiale. Les islamistes en concluent qu’il est nécessaire de mener une guerre de religion contre les Juifs pour contrer cette prétendue menace. Tuer des Juifs est, de ce point de vue, moralement justifié !
S’attaquer, efficacement, à l’islamisme signifie mieux le comprendre comme idéologie politique radicale plutôt que comme religion extrême. Sa doctrine doit être soigneusement étudiée et comprise. Le livre d’Evin Ismail constitue une contribution importante à cette tâche urgente !!
Rony Akrich