L’apogée de l’œuvre divine n’est autre que le libre-arbitre, il ne s’explique que comme notre aptitude à réaliser le bien, sans se sentir l’obligé d’une quelconque autorité mais poussé par un jugement propre, mû par une sincère réflexion de prodiguer le bien.
L’homme n’est pas « ange », s’il fut créé avec un instinct du mal, c’est pour mieux lui octroyer la capacité de le commander et de le magnifier. Nul n’a le droit de préférer le mal mais uniquement l’aptitude à le perpétrer tout en sachant le coût des conséquences en cas de mauvais choix.
Les concepts de bien et de mal sont explicitement décrits dans la Torah, nul ne peut en modifier la teneur.
Le principe du libre arbitre est l’une des institutions essentielles du Judaïsme, mais beaucoup l’entendent de manière erronée. Certains supposent, à tort, qu’il permettrait de choisir entre le respect ou le non respect des lois et des commandements d’Israël. En vérité ce serait une ineptie que de concevoir les versions du mal comme légitimes, oserions-nous justifier nos fautes en nous cachant derrière une notion aussi fondamentale que celle du libre arbitre?
Cette liberté n’autorise pas la perversion de l’homme, elle lui permet de reconnaître l’existence d’une autre réalité équivoque, car il est différent, par essence, de toutes les autres créatures qui n’ont guère le choix de leur devenir, toutes furent conçues et programmées lors de la création.
Certains dévorent leur progéniture d’autres non, mais les premiers n’agissent pas ainsi parce qu’ils sont meilleurs, mais bien parce qu’ils furent créés d’une manière déterminée.
En revanche, l’homme est engendré avec une prédisposition à pouvoir décider, juger et mesurer son monde selon un principe original : « le libre arbitre ».
Il donne une possibilité à chacun d’être garant de ses choix et de ses actions, il intéresse l’acte par lequel la volonté s’adapte à la loi ou se rebelle contre celle-ci.
Le libre-arbitre absolu est cette capacité de se décider en dépit de toutes les déterminations, que celles-ci soient des mobiles sensibles ou des motifs intellectuels.
D.ieu aurait pu créer l’homme sans lui laisser d’autre choix que celui de marcher dans les pas de la Torah.
A-t-il le choix de respirer, non, il ne respire que parce qu’il doit vivre, D.ieu aurait tout aussi bien pu déterminer le sens de la nature humaine. Un sens où les chemins de la Torah seraient devenus les voies naturelles de la conscience.
Mais Il n’en fit rien et qui plus est, Il créa le mal et ces maux, permis à l’être humain de pouvoir se laisser trainer vers des sentiers de plus en plus sinueux et tortueux, attirer l’homme vers la faute, l’amener au bord des précipices de son Histoire. Le créateur fit de cette dualité un véritable exercice de funambule où l’artiste, bien malgré lui, se retrouve non pas dans un numéro de cirque avec filet de rattrapage mais au dessus d’un gouffre prêt à l’avaler au cas où il ne saurait marcher droit.
Lutter contre n’est pas simple, l’Eternel a délibérément rendu complexe et compliqué tout cela en donnant à l’homme la possibilité d’apprécier ces concepts d’une manière subjective et erronée.
Rien ne l’empêchera d’affirmer que le mal est bien ou son contraire.
Le prophète Isaïe ne s’y trompe pas et condamne : « Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal, qui changent les ténèbres en lumière et la lumière en ténèbres, qui changent l’amer en doux et le doux en amer! »
Pour soulager sa conscience perturbée, l’homme utilisera son intelligence afin de justifier « idéologiquement » l’ensemble de ses comportements et agissements répréhensibles. Un dilemme difficile et subtil ou le bon choix ne sera que le fruit de l’être réfléchi et bien assis au sein de sa nature profonde et vraie.
Le libre-arbitre est l’autonomie en fait, il est conçu sur une liberté de soi qui concède à l’homme la possibilité d’accéder aux choix. Ce dernier expérimente son pouvoir de choisir et ressent cette capacité d’être grâce à l’ensemble des opportunités qui s’offrent à lui. Il identifiera en son sein une libre énergie, raisonnable et maîtresse d’elle-même, prenant conscience ainsi de son indépendance et de sa liberté.
Cet apprentissage, lucide, se suffit à lui-même pour confirmer la présence de la liberté en l’homme. Descartes la définit ainsi : « La liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons ». Autrement dit, l’argument du choix, c’est le choix lui-même en acte, tel que nous le saisissons dans notre pratique quotidienne.
L’humain possède donc un libre-arbitre, il a le devoir de choisir et choisir présume que l’on estime s’orienter vers ce qui parait être un bien, et ce afin d’échapper à ce qui nous semble être un mal.
Bien et mal ne se trouve pas nécessairement parmi les objets. Il n’y a pas d’écriteau apposé sur chacun d’eux où serait rédigé sur l’un « bien » et sur un autre « mal », tenter de trouver l’écriteau serait se berner.
L’existence n’est pas un devoir où il faudrait noter la bonne case, l’issue de cette question dualiste ne se trouve pas par avance, dans une « bonne » et une « mauvaise » réponse.
Ce qui est faux, c’est précisément cette représentation duelle. Il y a nos choix et ce qui découle de l’idée qui nous parait prometteuse, tout sera dans l’acte. Nulle démarche ne reste sans suite. Ce n’est pas une devinette de bien ou de mal, mais un mouvement à l’œuvre dans la nature.
Ce que nous espérons réellement, c’est que nos agissements collaborent à l’accomplissement de nos ambitions les plus éminentes. Nous pouvons nous mystifier et faire fausse route mais nous devons corriger une décision, rétablir à neuf un choix, redonner à la question du bien/mal une réponse sans équivoque.
Réaliser nos fins les plus élevées, celles que nous nous sommes proposées, permettra de mettre en accord nos actes avec nos plus grands choix et grâce à cela, de saisir, dans une saine appréciation, qu’il existe des comportements qui ne conduisent pas dans la bonne direction celle où nous voudrions progresser.
Sur ce principe reposent tous les concepts de récompense et de punition, leurs rôles n’auraient aucun sens si la personne était libre de choisir son chemin et ses actions, il n’y aurait pas de place pour lui donner une récompense pour ses bonnes actions et une punition pour ses péchés.
Précisément parce que nos décisions sont le résultat de nos choix, de soi-même, D.ieu met l’affaire humaine sur les chemins de la proposition et Il déclare: «Voyez, je vous donne aujourd’hui une bénédiction et une malédiction.» La Bénédiction est – pour obéir à D.ieu et choisir la vie, quant à la malédiction – «Si vous ne m’entendez pas …» elle vous entrainera sur des voies sans issues.
La Torah érige le libre-arbitre comme une donnée suprême; si jamais cette essentielle liberté venait à disparaître, rien ni personne ne serait concevable. Ni gérant ni garant de l’événement humain, sans même le pouvoir d’écrire sur les murs de notre propre existence nos annales, nous perdons ainsi notre carte maitresse. D.ieu ordonnerait nos actions à notre place, ferait de nous des marionnettes de notre Histoire, les pantins d’une « commedia dell’arte » dont nous ne serions pas les auteurs.
Et pourtant, nous nous devons de bien évaluer les conséquences de ce libre-arbitre qui est le notre aujourd’hui, de la charge qui nous impute !
En conséquence, être libres et responsables de nos faits et gestes entraîne le Créateur à «garder ces distances» à faire place à la plus grande des surfaces, celle de l’Humanité.
L’Eternel engendre l’Alliance avec les Hébreux, c’est à Eloné Mamré qu’il établit ce contrat définitif et sans appel, réduisant son omnipotence afin de leur permettre de concrétiser le projet divin auquel ils ont adhéré.
C’est une idée courageuse que développe la Kabbale de Louria (écrite vers le 15ième siècle à Safed) et que reprend, dans un merveilleux texte, le professeur et Rav André Neher, l’un des plus grand penseurs du Judaïsme contemporain : «L’Alliance enseigne que l’Histoire se fait par l’association simultanée et incassable de deux êtres engagés en elle : le Créateur et la Créature, D.ieu et l’Homme. Ce n’est que par la coopération de D.ieu et de l’Homme que l’Histoire naît et avance dans ses dimensions concrètes et éthiques et méta-éthiques, physiques et métaphysiques. Coopération – et c’est là le plus important et le plus méconnu de l’Alliance – qui limite simultanément le pouvoir de l’Homme et le pouvoir de D.ieu. Que le pouvoir de l’homme soit limité, cela est naturel et résulte de sa condition de créature. Mais la notion de limitation du pouvoir de D.ieu met en cause la conception banale, et acceptée à la légère par presque tous les hommes religieux, de la Toute-puissance divine. Or, D.ieu n’est pas le Tout-Puissant, comme le suggère la terminologie superficielle et vulgaire. D.ieu est l’être qui accepte de limiter son pouvoir.»
La liberté de l’Homme dépasse l’omniscience de D.ieu ?!
Cela revient à sous entendre que même D.ieu ne peut connaître et augurer les préférences et les conclusions des hommes.
Ainsi, en concevant une créature libre de ses arbitrages, non seulement D.ieu décide de se restreindre mais qui plus est, il permet à l’Histoire de se débuter au sein d’un prisme d’incertitude et d’équivoque.
André Neher renoue avec cette idée lorsqu’il écrit que «En créant l’homme libre, en conférant le libre arbitre à l’une de ses créatures,- à l’homme – D.ieu a introduit dans l’univers un facteur radical d’incertitude, qu’aucune sagesse divine ou divinatoire, qu’aucune mathématique, qu’aucune programmation, qu’aucune prière non plus ne peuvent ni prévoir, ni prévenir, ni intégrer dans une perspective préétablie. L’Homme libre, associé à D.ieu, c’est l’improvisation faite Histoire.»
L’homme est dorénavant compromis dans ce pro-jet divin, c’est bien ce que cette exégèse biblique veut nous faire entendre: Rabbi Akiva est interrogé par l’empereur romain qui lui demande pourquoi, si le D.ieu des Juifs est un D.ieu de justice qui soutient les pauvres, n’aide-t-il pas lui-même les pauvres. Ce à quoi Rabbi Akiva répond en affirmant que «D.ieu ne le fait pas lui-même afin que nous, les hommes, puissions échapper à la damnation en le faisant nous-mêmes». Le concept de «responsabilité» implique l’homme libre vers les besoins de son prochain auxquels il se doit de subvenir, nul ne peut le remplacer car ainsi l’a voulu la Divine Providence.
Cette notion est décrite dans le chapitre quatre de la Genèse, dans l’épisode du meurtre, où Caïn tue son frère Abel. Après que Caïn ait porté la main sur son frère et répandu son sang sur la terre, D.ieu s’adresse à lui et lui dit, «La voix des sangs de ton frère crie vers moi, qu’as-tu fait ?» Et Caïn de répondre, en cherchant à se dégager de sa responsabilité, «Suis-je le gardien de mon frère ?».
Voudrait-il nous faire comprendre que seul D.ieu serait le garant de Ses créatures, ce serait Lui le gardien de l’autre, du frère ? Pourquoi devrions-nous rendre compte de nos actes ?
Les sages d’Israël expliquent ce drame et affirment que Caïn est bel et bien coupable, fautif de ne pas avoir joué sa carte maitresse, celle qui lui donnait le droit de faire le bon choix.
Le regard divin fut forcé de visionner, avec effroi et certainement déception, la première séquence d’une histoire humaine décevante.
Condamnés à agir dans l’Histoire sans pouvoir nous reposer sur la connaissance ou l’anticipation d’un futur qui, de fait, n’existe pas et reste donc indéterminé. La compréhension de l’Histoire, aussi estimable soit-elle, ne nous décharge nullement des choix, et ceux-ci seront toujours au conditionnel, même s’ils sont instruits par le jugement des meilleurs historiens.
La connaissance scientifique autorise la prévision de certains faits, de temps à autre elle prédit, elle prévient parfois les pires drames, mais jamais elle ne peut présumer des lendemains dans leur ensemble. Nous n’avons d’autre choix que d’accepter une existence incertaine et irrésolue pour ceux qui, parmi nous, décideraient de quitter le navire.
C’est la bonne et mauvaise nouvelle à la fois: bonne nouvelle, car notre libre-arbitre a malgré tout sa place dans un monde que l’on a cru un moment fatalement déterminé, mauvaise nouvelle, car du coup, les appuis nous manquent et nous devons avant tout prendre confiance en nous-mêmes.
Nous ne pouvons pas nous libérer de notre responsabilité sur un D.ieu paternaliste et providentiel, ni compter sur les voies toutes tracées du destin.
Il n’y a pas non plus de fatalité qui tienne dans un univers en perpétuelle auto-transformation, qui ne se contente pas de perpétuer de l’ancien, mais qui aussi à chaque instant engendre le nouveau.
Ce qui est réel, c’est le lien qui nous unit à toutes choses. Ce qui est fictif, c’est la croyance que nous pouvons mener notre propre liberté de notre côté, sans avoir de compte à rendre à personne.
L’homme libre, l’homme qui a reconnu en toute conscience l’envergure de sa liberté reconnaît immédiatement la voix de sa Nécessité intérieure et, simultanément, il perçoit le lien intime qui l’unit avec tout ce qui vit et avec Celui qui créale tout.
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