Pendant trois longs jours Abraham chemine, sa conscience livrée à des tourments terribles. Lorsque le Maître de l’Univers lui annonce qu’il a l’intention de détruire la citadelle du mal qu’est Sodome, Abraham n’hésite pas à entrer en conflit ouvert avec Lui, lors d’un dialogue presque violent. Mais dans le cas présent; après l’ordre qui lui est donné de « sacrifier » Isaac, il se tait. N’est-ce pas là un comportement étrange? D’après nos Sages, une confrontation a bel et bien eu lieu, mais elle a opposé Abraham au Satan.
Comme chaque fois, il semble que Dieu ait disparu et qu’il se taise. Il s’agit d’une épreuve dans laquelle l’homme peut et doit lui-même décider de son sort tragique et de celui de sa descendance. Toute l’histoire et la trajectoire d’Abraham ne sont qu’épreuves : selon le Maharal, avec ces dix confrontations, Abraham aurait réussi à surmonter toutes les épreuves qu’il peut être donné à l’homme d’affronter.
Chacune d’entre elles était indispensable pour révéler sa valeur exceptionnelle. D’après Nahmanide, en effet, toute épreuve a pour but de transformer en acte et en réalité ce qui n’était que virtuel. Et c’est à travers ce combat que l’homme se réalise. Abraham chemine lentement durant trois jours, livré seul à des tourments intérieurs d’une violence inouïe. Il n’a personne à qui parler, personne pour le conseiller. D’ailleurs, il n’y a rien à dire. Et Abraham se tait et ne se rebelle nullement contre cette épreuve. Et comme Dieu Lui-même se tait, le patriarche est plongé dans le royaume du silence. Isaac a effectivement compris, « L’agneau du sacrifice » c’est « mon fils » répond Abraham. Et Isaac ne perd nullement sa foi en Dieu, ni sa confiance en son père, bien qu’apparemment, cette montée vers le mont Moria semble renfermer l’annihilation totale de tout ce qu’Abraham a vécu et enseigné. L’homme qui a tant lutté contre l’idolâtrie, l’homme de la moralité et de la générosité a reçu l’ordre d’accomplir un sacrifice humain. Lorsqu’Abraham est censé mettre à mort son fils, il risque par là de faire disparaître un espoir unique pour l’humanité tout entière. De ce fils, en effet, devait naître une « grande nation », destinée à apporter la bénédiction à toute l’humanité. C’est à ce moment précis que le Satan intervient pour tenter de séduire Abraham. Le Midrash, le commentaire homilétique de nos Sages, raconte ainsi cette confrontation entre le Satan et Abraham: « Qui peut se porter garant que c’est Dieu qui t’a parlé et qui t’a donné cet ordre [dit le Satan]? Peut-être est-ce une force étrangère, peut-être le Satan lui-même ou le subconscient? » – « Non, c’est Dieu lui-même qui m’a donné cet ordre [répond Abraham] » – « Et si demain, Dieu t’appelait ‘assassin l’ [dit le Satan] – « Même s’il devait en être ainsi, j’exécuterai l’ordre divin [conclut Abraham]« . Mais ce débat est resté enfoui dans la conscience d’Abraham, s’il avait eu le moindre doute à ce sujet, souligne Maïmonide- il n’aurait pas enfreint les lois élémentaires de la moralité et les fondements de la spiritualité en envisageant une seconde de sacrifier son fils aimé ! Abraham, pourtant, n’est pas un héros tragique. Le judaïsme n’est pas une spiritualité de la souffrance qui appelle chacun à sacrifier ce qu’il a de plus cher et qui condamne l’homme à vivre sa vie dans la crainte. En effet, il est bien évident qu’il est impossible – parce que strictement interdit – d’en arriver à tuer. Cette évidence était claire à l’humanité avant Abraham. Mais avant ce « sacrifice-qui-n’eut-jamais-lieu », cette interdiction participait du registre de la morale humaine ; désormais, elle ressort de la morale divine. En fin de compte, il a tout donné et il a tout reçu. Désormais, insiste le Rav Kook (dans son commentaire sur le Sidour), il ne peut exister pour lui de contradiction entre l’amour de Dieu et l’amour de son enfant. Bien au contraire, l’amour de l’enfant – qui n’était au départ que le fruit d’un sentiment humain – acquiert maintenant une valeur divine. Après s’être détaché du monde qui était le sien et être parvenu à des sommets que personne ne pouvait atteindre, Abraham revient donc vers ses serviteurs afin de partager avec eux, et à leur niveau, l’expérience qu’il a traversée. D’après Maïmonide dans son Guide des Egarés, les « géants de l’esprit » montent très haut pour vivre des expériences spirituelles bien trop élevées pour le commun des mortels, et redescendent ensuite vers le quotidien afin d’éclairer, de leur personnalité, la vie de ce monde et de sanctifier le Nom de Dieu sur terre.Beaucoup de gens vont au bout du monde pour contempler les merveilles de la nature; cependant, plus d’un auraient choisi – si la possibilité leur en avait été donnée – d’accompagner Abraham dans sa longue marche, durant les trois jours qui séparaient l’ordre divin de son accomplissement terrible: le sacrifice d’Isaac. » C’est l’image que Kierkegaard a utilisée pour illustrer la grande aventure spirituelle vécue par Abraham à l’occasion de cette épreuve. Il ne s’agissait nullement d’un quelconque voyage de nature géographique, mais bien d’un « périple humain » !
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