Depuis ses origines historiques, la philosophie s’est donné pour tâche de réfléchir au sens de l’existence.
Cette tâche est d’autant plus nécessaire que c’est la mort et du deuil qui interrogent, de la manière la plus virulente, cette question du sens. La contemplation de la mort, la peur de la mort, la douleur du deuil sont vécues
comme des choses imposant le plus radicalement (c’est-à-dire à la racine) nos vies, les transformant en problèmes.
En fait, notre vie n’est pas seulement la vie au sens biologique, mais c’est une existence.
La conscience de la mort … C’est ce qui fait de nous des choses ou des vivants pour lesquels la mort est une non-existence, ou quelque chose venant toujours de l’extérieur. Tel est le sens.
Les choses et les vivants n’existent pas au sens fort que je vous explique, nous disons : ils vivent ou ils existent. Ils sont eux-mêmes ce qu’ils sont (on pourrait même ajouter : qu’ils ne sont pour eux-mêmes que ce qu’ils sont).
La conscience de la mort, notre “être-à-mourir” selon Heidegger, lui a fait dire : « Dès qu’une personne naît, elle est en âge de mourir. » Cet « être à mourir » fait de nous des créatures qui, non seulement, existent,
mais existent en considérant l’être problématique en raison de sa finitude déjà inscrite en lui et, cela, depuis le début. La mort nous confronte à notre existence précisément parce que celle-ci se pose avec le double problème de sa fin, qui s’entend de deux manières: au sens de sa terminologie comme au sens de sa finalité, de sa valeur, de sa raison et de son destin. Or ce problème de la fin se résume à une question posée par la mort dans sa définition : Pourquoi? Quel est le but? Parce qu’elle paraît sans réponse, c’est cette même question, naturelle, que
Blaise Pascal nous pose brutalement en disant: «Imaginons un certain nombre d’hommes enchaînés, tous condamnés à mort, les uns quotidiennement égorgés sous les yeux des autres; ceux qui restent voient leur situation dans celle de leurs amis et se regardent avec douleur et sans espoir, attendant leur tour. C’est l’image de la condition humaine ! »
Ou encore : « Le dernier acte est sanglant, si belle que soit la comédie dans tous ses autres actes. Finalement, la terre est jetée sur la tête, et c’est tout pour toujours. » La philosophie pose, avec encore plus de force, le problème de la valeur et du sens de l’existence ici-bas, depuis toujours les religions n’en tiennent pas
vraiment compte et dans notre monde, notre culture moderne et laïque devient de plus en plus technique, scientifique, industrialisée et urbaine. À cet égard, notre existence ne nous donne pas beaucoup de raisons de vivre, captivée comme elle l’est, trop souvent, par le fétichisme de la marchandise, par le besoin de consommer, par la conscience d’une toute-puissance pseudo-technique.
Certes, la médecine, quant à elle, permet de vivre plus longtemps et en meilleure santé, mais elle ne donne pas de sens ni de valeurs particulières à cette existence qu’elle aide à prolonger. Il ne s’agit pas du deuil, des relations
ou de l’absence, juste espérer qu’un jour la psychanalyse soit introduite dans le champ de la science médicale, certainement pas le plus aisé à réaliser !
De plus, l’extrême scientisme, ou technocratie, de la médecine risque de l’éloigner de la considération des buts et du sens, car trop souvent préoccupée par l’action, l’épargne, la chirurgie et la guérison simultanément à l’aide de machines complexes… ou très souvent mises face à des cas d’extrême urgence.
Le médecin de famille est moins pris par cette logique technocratique, il est donc plus proche de son patient, car il s’entretient dans l’intimité de son cabinet. Il est néanmoins plus à même de réaliser ce que j’appellerais pour
lui « un changement de philosophie et de perspective éthique. » Comment penser la mort impensable? Comment penser le deuil comme ce mouvement que chaque personne vit inévitablement et par lequel il est
contraint de penser et de vivre (avec) l’impensable?
Ce sont les deux questions que j’ai devant moi en deux instants différents: Un premier moment intitulé “Le paradoxe de la mort et la philosophie de la mort” qui voudrait justifier la célèbre formule de Platon, Cicéron et
Montaigne “Philosopher, c’est apprendre à mourir”. Un deuxième moment intitulé “La mort de la personne elle-même, la mort de l’autre et la conscience du deuil”, dans lequel je voudrais défendre la thèse selon laquelle si la mort de l’autre est inacceptable, elle doit néanmoins servir de base à un aperçu significatif que chacun donnera à sa vie. Vivre humainement, c’est, de manière précaire et toujours éphémère, non pas dépasser l’absurdité de la mort, mais simplement la déloger. “Nul n’est malade longtemps si ce n’est de sa faute”, dit Montaigne. La formule n’exprime pas un appel aussi cruel à la responsabilité des plaignants et ne surmonte pas le mal (qu’il s’agisse de chagrin ou autre) qui les ronge. La formule parle plutôt de la possibilité toujours ouverte de son résultat, c’està-dire de sa fin et même de sa réalisation par l’étude de la séparation. Mais cet apprentissage de la séparation est aussi une loi de la vie humaine, de l’enfance à la mort. De l’enfance à la mort, nous vivons d’innombrables morts et pertes, car vivre, c’est pleurer continuellement quelque chose: le ventre et le sein de la mère, la protection du père, son enfance, son passé, sa jeunesse, les idéaux, les possibilités, etc.
Par un étonnant raccourci temporel, la formule “Nul n’est malade longtemps que par sa faute” peut nous renvoyer à ce que Freud nous a enseigné trois cent cinquante ans plus tard, à savoir que lorsque le deuil est pathologique, c’est-à-dire sans fin, accompagnée par des maladies psychosomatiques, qui ne sont pas des maladies (Freud le dit bien), il faut chercher ce que la personne a perdu suite a la disparition d’un tiers. D’abord, le deuil n’est pas une mélancolie, mais, ensuite, la mélancolie « qui emprunte au deuil une partie de ses caractères » (Freud, p. 160) et qui est une maladie narcissique peut se révéler et grandir au cours du deuil. Le médecin sera évidemment attentif à cette double thèse. Mais, paradoxalement, dans notre société de plus en plus médicalisée, où se constituent volontiers des « cellules psychiques », ses efforts seront sûrement les plus grands pour montrer à l’endeuillé le bien-fondé de la première (le deuil n’est pas une maladie).Il lui faudra montrer qu’il y a sûrement une perte plus grande et plus fatale que la perte de l’autre, c’est la perte de soi dans des conflits intrapsychiques qui nous empêchent de vivre, de créer et de conférer à la négativité de la mort
de l’autre la positivité de notre présence au monde et aux autres. Car rendre “la mort possible”, comme le dit Maurice Blanchot, est sans doute le difficile travail de l’homme. La mort est la chance de l’homme pour Blanchot, elle est ce qui rend possible quelque chose comme l’homme. Elle n’est donc pas une impuissance auquel l’homme serait voué par malheur, mais sa puissance, son pouvoir, un pouvoir par lequel l’homme devient conscience de soi, fait qu’il y a un monde et acquiert une maîtrise sur toute chose.
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