Le silence, entre complicité et sagesse : Dialogue entre parashat Matot et la pensée autre. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Le silence, entre complicité et sagesse : Dialogue entre parashat Matot et la pensée autre. Par Rony Akrich

À une époque où le vacarme du monde étouffe parfois la voix de la conscience, la question du silence prend un relief existentiel et moral saisissant. Se taire face à l’injustice, est-ce sagesse ou complicité? Se taire pour préserver l’harmonie, est-ce vertu ou lâcheté? Entre la tradition biblique, qui fait du silence un choix lourd de sens, et la pensée chinoise, qui en fait souvent un signe de maîtrise et de lucidité, un dialogue profond peut s’instaurer.

Dans la paracha Matot, la Torah aborde un sujet juridique en apparence lointain: la possibilité pour un mari d’annuler les vœux de sa femme. Mais une clause précise attire notre attention: s’il garde le silence après avoir entendu le vœu, il le valide automatiquement. Le Talmud, dans le traite « yebamot 87b », explicite ce principe avec la formule : « qui ne dit mot, consent ». Ce qui semble n’être qu’un détail technique révèle en réalité une structure de responsabilité profondément ancrée dans la pensée hébraïque. Car dans cette tradition, la parole n’est jamais anodine : elle crée, engage, transforme. Dieu crée le monde par la parole, l’homme s’allie à cette puissance créatrice en parlant avec vérité, en promettant, en priant. À l’inverse, se taire là où la parole est attendue, c’est se rendre coupable, le silence n’est pas neutre, il devient acte. Ne pas protester face au mal, ne pas dénoncer la cruauté ou l’injustice, c’est en devenir complice. Le Maharal de Prague* le formulait ainsi au 16e siècle : la piété individuelle ne sauve pas celui qui n’a pas protesté contre un mal collectif. Celui qui pouvait parler et ne l’a pas fait sera tenu pour responsable.

Cette idée trouve un écho dans la pensée existentielle moderne. Jean-Paul Sartre affirmait que l’homme est condamné à être libre, c’est-à-dire responsable de ses choix, même quand il croit ne pas choisir, ne pas choisir, c’est encore choisir, le silence n’est jamais neutre. Albert Camus*, dans L’Homme révolté, rappelle que l’individu devient pleinement humain au moment où il se dresse contre l’injustice, non par goût de la révolte, mais par fidélité à une dignité partagée. Pour Camus, « le mal que fait un seul homme se propage par le silence de tous ». La parole n’est pas seulement expression: elle est résistance.

Simone Weil*, quant à elle, montre dans ses écrits que la véritable attention à autrui commence par le silence intérieur, mais que ce silence n’est pas repli, il est veille, ouverture, réceptivité à la détresse du monde. Cette  attention conduit tôt ou tard à l’engagement: « Il est plus facile de mourir pour son prochain que de l’écouter dans le silence d’une âme paisible », écrit-elle. Le silence n’est donc éthique que s’il débouche sur une action juste, ajustée au réel, et non sur une indifférence déguisée en retrait spirituel.

Mais un regard venu d’ailleurs tempère ce verdict radical. Dans la tradition chinoise, le silence n’est pas forcément fuite ou faiblesse, il peut être sagesse. Chez Lao Tseu* et Zhuangzi*, figures majeures du taoïsme, le silence est lié au non-agir (wuwei), à cette forme d’action par retrait qui respecte le mouvement profond de la nature. Parler, c’est souvent vouloir dominer; se taire, c’est parfois laisser la vie reprendre son cours. Le sage ne se précipite pas, il observe, il sait que trop de bruit peut dérégler ce que le silence rééquilibrera mieux.

Pour autant, ce silence taoïste n’est pas indifférence, il est conscience élargie. Dans le bouddhisme Mahayana*, ce principe se radicalise: le « bodhisattva », cet être éveillé qui retarde sa propre libération pour venir en aide aux autres, ne peut se taire face à la souffrance. S’il garde le silence, c’est pour mieux écouter, mais il parle quand la parole libère. La parole juste fait partie du Noble Sentier. Le silence devient alors un outil de compassion, jamais une démission morale.

Chez Confucius*, le silence est encore autre chose: discipline intérieure, maîtrise de soi, exigence éducative, on ne parle pas à la légère. Mais quand les fondements de la dignité humaine sont en jeu, la bonté, la droiture, la fidélité, alors se taire revient à trahir. L’homme noble, le « Junzi », ne s’emporte pas, mais il ne détourne pas les yeux, il parle au moment juste, avec droiture et courage. La tradition confucéenne rejoint ici celle du prophétisme biblique: la parole peut redresser le monde, mais elle exige préparation et justesse.

Ainsi, loin de s’opposer frontalement, les deux visions, hébraïque et chinoise, s’éclairent l’une l’autre. L’une insiste sur l’urgence de parler face à l’injustice, l’autre rappelle la gravité et la lenteur qu’exige toute parole vraie. L’une dénonce le silence comme complicité, l’autre valorise le silence comme lucidité. Mais toutes deux rejettent le silence de commodité, d’oubli ou de peur, elles appellent à une parole engagée, pensée, ajustée.

Dans un monde saturé de bruit, d’indignation facile et de commentaires superficiels, cette double sagesse est plus que jamais nécessaire. Le silence n’est juste que s’il est habité et la parole n’est juste que si elle élève, éclaire, construit. Face aux urgences de notre temps, injustice sociale, violence politique, désastre écologique, le silence de confort est une faute. Il ne suffit pas d’être bon dans son cœur: il faut que cette bonté s’incarne en actes et en paroles.

Nous sommes responsables de ce que nous laissons faire par notre silence. C’est là que les deux traditions convergent: nous ne sommes pas appelés à bavarder, mais à témoigner; non à juger à la légère, mais à parler quand le silence devient trahison.

Car il n’y a pas de neutralité, le silence, lui aussi, parle. La seule question est: que dit-il de nous ?

*Le Maharal de Prague (Rav Yehouda Loew ben Betsalel, env. 1520-1609)

Grand rabbin, philosophe et kabbaliste, figure majeure du judaïsme d’Europe centrale. Le Maharal de Prague est connu pour sa pensée originale qui mêle tradition talmudique, philosophie et mystique juive. Son œuvre explore la responsabilité morale, la justice, la spiritualité du peuple juif et la dynamique du mal dans l’histoire. Auteur de nombreux ouvrages (dont Netivot Olam, Gvurot Hashem), il a insisté sur le devoir de protester contre l’injustice et sur la valeur de l’action communautaire. Il est aussi célèbre dans la légende populaire pour la création du Golem de Prague.

*Le bouddhisme Mahayana

L’une des deux grandes branches du bouddhisme (avec le Theravada), née en Inde au début de l’ère chrétienne et diffusée en Chine, au Japon, au Tibet et en Corée. Le Mahayana, ou « Grand Véhicule », met l’accent sur la compassion universelle et l’idéal du bodhisattva — celui qui renonce à son propre nirvana pour œuvrer au salut de tous les êtres sensibles. Cette école valorise la sagesse, la voie du milieu, la pratique de la « parole juste » et la capacité à dépasser le silence pour soulager la souffrance. Le Mahayana a profondément influencé la philosophie, la spiritualité et l’art de toute l’Asie orientale.

*Jean-Paul Sartre (1905-1980)

Philosophe, romancier, dramaturge et essayiste français, chef de file de l’existentialisme athée. Sartre a profondément marqué la philosophie du XXe siècle par sa réflexion sur la liberté humaine, la responsabilité individuelle et la condition de l’homme moderne. Son ouvrage majeur, L’Être et le Néant, pose l’homme comme radicalement libre, toujours responsable de ses choix, même lorsqu’il croit ne pas choisir.

*Albert Camus (1913-1960)

Écrivain, philosophe et journaliste français, prix Nobel de littérature. Camus est l’une des grandes figures de l’humanisme et de la pensée de l’absurde. Dans L’Homme révolté, il développe l’idée que l’homme acquiert sa dignité en se dressant contre l’injustice et en refusant le silence complice. Son œuvre explore la révolte, la solidarité et la quête de sens face à l’absurdité du monde.

*Simone Weil (1909-1943)

Philosophe, mystique et militante sociale française. Figure singulière et profondément engagée, Simone Weil a développé une pensée exigeante, centrée sur l’attention, la compassion et la justice. Elle a insisté sur la nécessité d’écouter la souffrance d’autrui dans le silence intérieur et sur la responsabilité qui en découle. Son œuvre majeure, La Pesanteur et la grâce, témoigne d’une quête spirituelle intense et d’une rare profondeur morale.

*Laozi (Lao-Tseu, VIe-Ve siècle av. J.-C.)

Sage chinois, figure fondatrice du taoïsme et auteur présumé du Tao Te King, ouvrage majeur de la sagesse chinoise. Laozi prône la simplicité, le non-agir (wuwei) et l’harmonie avec la nature, valorisant le silence comme expression de la sagesse.

*Zhuangzi (Tchouang-Tseu, IVe siècle av. J.-C.)

Philosophe chinois, grand continuateur du taoïsme. Dans son ouvrage éponyme, il approfondit la pensée de Laozi autour du détachement, du rêve et de la liberté intérieure. Zhuangzi enseigne la relativité des points de vue et la vertu du silence face à la complexité du réel.

*Confucius (Kongzi, 551-479 av. J.-C.)

Philosophe, pédagogue et homme d’État chinois, fondateur du confucianisme. Confucius a développé une pensée éthique et politique centrée sur l’exemplarité, la retenue et la justesse du comportement humain. Il voit dans le silence, la réflexion et la parole mesurée des vertus fondamentales pour l’harmonie sociale et morale.

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