« Les cicatrices qui m’ont fait » par Rony Akrich

by Rony Akrich
« Les cicatrices qui m’ont fait » par Rony Akrich

À l’aube de mes soixante-dix ans, je ne cherche plus à dérouler le récit de ma vie comme on déroule un parchemin.

Je cherche à comprendre ce qu’il reste réellement d’un homme lorsque tombent enfin les illusions, lorsque s’éteignent les colères, lorsque vacillent les certitudes et que les postures se dissolvent dans le silence.

Ce qui demeure, c’est une lumière fragile — ma lumière — façonnée par des éclats de joie trop vifs pour durer, par des douleurs longues qui enseignent la patience, par des ruptures silencieuses que personne ne devine, et par ce courage têtu qu’il faut pour continuer malgré l’absence, malgré l’usure, malgré tout.

J’ai soigné des malades qui ont été, sans le savoir, les plus grands maîtres de ma vie.

À leur chevet, j’ai vu la dignité dans la fragilité, la noblesse dans les doigts tremblants, la beauté dans les souffles qui se raccourcissent.

C’est auprès d’eux que j’ai compris que la grandeur ne réside jamais dans ce que l’on gagne, mais dans la façon dont on reste présent quand il n’y a plus rien à gagner — juste un être humain à accompagner vers sa dernière frontière.

J’ai milité pour d’autres comme on allume une lampe dans la nuit.

Parfois avec rage, parfois avec une lassitude qui pesait sur mes épaules, parfois seul contre tout.

Je n’ai jamais su supporter l’injustice — non par héroïsme, mais parce qu’elle écorchait ma conscience.

J’ai payé le prix d’une voix qui refuse de se taire ; mais me taire aurait été une mutilation plus profonde encore.

J’ai quitté des vies, des villes, des amitiés, des miroirs.

Toujours seul. Toujours en mouvement.

Non pour fuir, mais parce que quelque chose en moi refusait de s’éteindre sous la poussière des habitudes.

Chaque départ fut une plaie, un vide, un arrachement ; et pourtant c’est dans ce vide que j’ai trouvé le souffle nécessaire pour renaître.

Rien ne m’a été donné.

Il m’a fallu me reconstruire moi-même, morceau après morceau, à chaque étape, à chaque chute, à chaque recommencement.

J’ai lu comme on prie : pour tenir debout lorsque tout s’effondrait, pour entendre une réponse là où tout se taisait, pour saisir un sens dans le chaos opaque du monde.

Les livres n’ont pas simplement enrichi ma vie : ils lui ont offert un axe, un centre, une stabilité secrète.

Ils ont été mes barques, mes refuges et mes armes.

J’ai aimé l’amour avec l’urgence de ceux qui savent sa brièveté.

J’ai aimé jusqu’à l’épuisement, jusqu’au vertige, jusqu’à la déchirure —

car aimer vraiment, c’est accepter de perdre, d’abandonner une part de soi sur le seuil d’un autre.

Mais c’est aussi la seule promesse de vie intérieure que je connaisse.

Sans amour, je n’aurais été qu’un corps dressé dans la lumière ;

avec lui, j’ai été vivant.

Et j’ai écrit.

Écrit pour ne pas disparaître dans le silence,

pour demeurer fidèle à ma propre vérité,

pour que mes enfants, mes proches, mes frères humains sachent un jour que je n’ai pas traversé le monde comme un passant distrait.

J’ai écrit pour sauver quelque chose des jours qui s’effacent, pour empêcher la mémoire de se dissoudre comme une buée sur une vitre.

J’ai écrit pour dire que même brisée, une vie peut encore ouvrir un chemin, tendre une main, offrir une leçon.

À soixante-dix ans, je pèse les années comme on pèse un destin :

non par les triomphes, mais par la vérité qu’elles laissent derrière elles.

Si mes livres ont un sens, s’ils méritent que l’on tourne leurs pages,

c’est parce qu’ils témoignent d’un homme qui n’a jamais renoncé :

un homme qui a soigné, aimé, combattu, pensé,

même lorsque personne ne regardait.

Alors oui :

que mes pages portent ce que mes mains ont porté,

que mes mots parlent ce que mes silences ont pleuré,

et que mes livres soient, le jour où je ne serai plus,

la preuve humble mais certaine

que j’ai tenté d’être humain — simplement humain —

jusqu’au bout du chemin.

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