Les dilemmes existentiels (d’hier et d’aujourd’hui) – Par Rony Akrich

by Rony Akrich
Les dilemmes existentiels (d’hier et d’aujourd’hui) – Par Rony Akrich

Dans « la République de Platon » (livre I ), Céphale définit la « justice » comme le fait de dire la vérité et de payer ses dettes. Socrate réfute rapidement cette explication en suggérant qu’il serait mal de rembourser certaines dettes, par exemple de rendre une arme empruntée à un ami qui n’a pas toute sa tête. Socrate ne veut pas dire que le remboursement des dettes est dénué de toute importance morale; il veut plutôt montrer qu’on peut être dans l’erreur en remboursant ses dettes, du moins pas exactement lorsque celui à qui la dette est due exige le remboursement. Nous avons ici affaire à un conflit entre deux normes morales : rembourser ses dettes et protéger les autres du mal. Et dans ce cas, Socrate maintient que protéger les autres du mal est la norme qui a la priorité.
Près de vingt-quatre siècles plus tard, Jean-Paul Sartre décrit un conflit moral dont la résolution était, pour beaucoup, moins évidente que la résolution du conflit platonicien. Sartre (1957) raconte l’histoire d’un étudiant dont le frère était mort lors de l’offensive allemande de 1940. L’étudiant voulait venger son frère et combattre des forces qu’il considérait comme mauvaises. Mais la mère de l’étudiant vivait avec lui et il était sa seule consolation dans la vie. L’étudiant croyait avoir des obligations contradictoires. Sartre le décrit comme étant déchiré entre deux types de morale : l’une de portée limitée, mais d’efficacité certaine, la dévotion personnelle à sa mère ; l’autre de portée beaucoup plus large, mais d’efficacité incertaine, la tentative de contribuer à la défaite d’un agresseur injuste.
Si les exemples de Platon et de Sartre sont les plus couramment cités, on en compte beaucoup d’autres. La littérature abonde de tels cas. Dans Agamemnon d’Eschyle, le protagoniste doit sauver sa fille et conduire les troupes grecques à Troie ; il doit faire l’un ou l’autre, mais il ne peut pas faire les deux. Dans la pièce de Sophocle du même nom, Antigone doit organiser l’enterrement de son frère Polynice et obéir aux ordres du souverain de la cité, Créon. Elle peut faire chacune de ces choses, mais pas les deux. Les domaines de l’éthique appliquée, comme l’éthique biomédicale, l’éthique des affaires et l’éthique juridique, regorgent également de cas de ce genre.
Les deux cas bien connus ont en commun le conflit. Dans chaque cas, un agent estime avoir des raisons morales d’effectuer chacune des deux actions, mais on ne peut pas en effectuer les deux. Les éthiciens ont qualifié ces situations de dilemmes moraux. Les caractéristiques essentielles d’un dilemme moral sont les suivantes : l’agent est tenu d’effectuer chacune des deux actions (ou plus) ; l’agent peut effectuer chacune des actions ; mais il ne peut pas effectuer les deux (ou toutes) les actions. L’agent semble donc condamné à l’échec moral ; quoi qu’il fasse, il fera quelque chose de mal (ou ne fera pas quelque chose qu’il devrait faire).
Le cas platonicien semble trop facile pour qu’on le qualifie de véritable dilemme moral. Car la solution de l’agent dans ce cas est claire : protéger les gens du mal est plus important que de rendre une arme empruntée. Et dans tous les cas, l’objet emprunté peut être rendu plus tard, lorsque le propriétaire ne représente plus une menace pour les autres. Ainsi, dans ce cas, nous pouvons dire que l’obligation de protéger autrui contre un préjudice grave l’emporte sur l’obligation de rembourser ses dettes en restituant un objet emprunté lorsque son propriétaire l’exige. Lorsque l’une des exigences contradictoires l’emporte sur l’autre, nous sommes en présence d’un conflit, mais pas d’un véritable dilemme moral. Ainsi, en plus des caractéristiques mentionnées ci-dessus, nous devons que, pour qu’un véritable dilemme moral se produise, aucune des exigences contradictoires ne soit annulée.
Le cas de Sartre rend moins évident le fait que l’une des exigences prime sur l’autre. Mais la raison pour laquelle c’est ainsi n’est peut-être pas aussi évidente. Certains diront que notre incertitude sur ce qu’on doit faire dans ce cas est simplement le résultat de l’incertitude quant aux conséquences. Si nous étions certains que l’étudiant pouvait faire une différence dans la défaite des Allemands, l’obligation de s’engager dans l’armée prévaudrait. Mais si l’étudiant n’avait fait aucune différence dans cette cause, alors son obligation de s’occuper des besoins de sa mère aurait la priorité, puisqu’il est pratiquement certain d’être utile. D’autres, cependant, diront que ces obligations sont tout aussi importantes et que l’incertitude quant aux conséquences n’est pas en cause ici.
Des éthiciens aussi divers que Kant, Mill et Ross ont supposé qu’une théorie morale adéquate ne devrait pas admettre la possibilité de véritables dilemmes moraux. Ce n’est que récemment – au cours des soixante dernières années environ – que les philosophes ont commencé à remettre en question cette hypothèse. Et le défi peut prendre au moins deux formes différentes. Certains diront que nous ne pouvons pas exclure les véritables dilemmes moraux. D’autres diront que, même si c’était possible, nous devrions éviter de le faire.
Pour illustrer une partie du débat qui a lieu sur la question de savoir si une théorie peut éliminer les véritables dilemmes moraux, considérons ce qui suit. Les conflits dans le cas de Platon et dans celui de Sartre sont survenus parce que plus d’un précepte moral existe (en utilisant le mot « précepte » pour désigner les règles et les principes). Plusieurs préceptes s’appliquent parfois à la même situation et, dans certains de ces cas, les préceptes exigent des actions contradictoires. Une solution évidente ici serait d’organiser les préceptes, quel que soit leur nombre, de manière hiérarchique. Selon ce schéma, le précepte le plus élevé prévaut toujours, le deuxième prévaut à moins qu’il n’entre en conflit avec le premier, et ainsi de suite. Cette solution évidente pose cependant au moins deux problèmes flagrants. Tout d’abord, soutenir que les règles et les principes moraux doivent être ordonnés de manière hiérarchique ne semble tout simplement pas crédible. Si les exigences de tenir ses promesses et de ne pas nuire à autrui peuvent manifestement entrer en conflit, on est loin d’être évident que l’une de ces exigences doive toujours prévaloir sur l’autre. Dans le cas platonicien, l’obligation de ne pas nuire est clairement plus forte. Mais des cas où le mal qui peut être évité est relativement léger et la promesse à tenir est très importante peuvent facilement se présenter. Et la plupart des autres paires de préceptes sont ainsi.
Le deuxième problème de cette solution facile est plus profond. Même si organiser les préceptes moraux de manière hiérarchique pouvait être plausible, des situations peuvent survenir dans lesquelles le même précepte donne lieu à des obligations contradictoires. Le cas le plus largement discuté de ce type est peut-être tiré du livre de William Styron Sophie’s Choice (1980, 528–529). Sophie et ses deux enfants sont dans un camp de concentration nazi. Un garde confronte Sophie et lui dit que l’un de ses enfants sera autorisé à vivre et l’autre sera tué. Mais c’est Sophie qui doit décider quel enfant sera tué. Sophie peut empêcher la mort de l’un de ses enfants, mais seulement en condamnant l’autre à être tué. Le garde rend la situation encore plus atroce en informant Sophie que, si elle ne choisit aucun des deux, alors les deux seront tués. Avec ce facteur supplémentaire, Sophie a une raison moralement impérieuse de choisir l’un de ses enfants. Mais pour chaque enfant, Sophie a une raison apparemment tout aussi forte de le sauver. Ainsi, le même précepte moral donne lieu à des obligations contradictoires. Certains ont qualifié ces cas de symétriques.
La personne qui fait face à un dilemme moral a l’obligation de compenser ou de minimiser les dommages, quel que soit le côté du dilemme où elle enfreint finalement l’exigence morale. En d’autres termes, si vous êtes confronté à un dilemme moral, vous enfreindrez nécessairement l’une ou l’autre exigence. Toutefois, comme c’est une exigence morale que vous enfreignez, vous devez essayer de causer le moins de dommages possible. La mère éthiopienne qui doit laisser un enfant derrière elle pendant le voyage vers le poste de secours, n’ayant pas la force de porter les deux, devrait dire à l’enfant qu’elle quitte qu’elle l’aime et qu’elle est désolée. Et l’étudiant de Sartre, s’il rejoint la résistance française, devrait s’assurer que sa mère est aussi bien soignée que possible. Je veux promouvoir l’idée que l’auto-illusion a des conséquences moralement négatives. Je m’oppose à un raisonnement contraire qui concerne spécifiquement les dilemmes moraux. On pourrait dire : Eh bien, dans un dilemme moral, vous êtes obligé de faire au moins une mauvaise chose, puisque vous ne pouvez pas satisfaire aux deux exigences morales. Comme c’est inévitable, se tromper soi-même sur l’obligation morale que l’on enfreint serait peut-être préférable. Cela soulagerait la douleur psychologique associée à la violation de cette exigence morale. Je pense que ce genre de raisonnement tente souvent les gens ; c’est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes moins sur nos gardes contre l’auto-illusion que nous pourrions l’être.
Le problème de l’auto-illusion dans le contexte d’un dilemme moral est que vous serez aveugle à votre obligation de compenser et de minimiser les dommages. Si vous êtes aveugle à cela, vous ne le ferez probablement pas. C’est mauvais. On pourrait soutenir que, dans certains cas spécifiques, l’auto-illusion s’avère être une bonne chose. Je suis sceptique. Mais n’oubliez pas que vous devez faire un choix entre avoir le type d’esprit qui est enclin à l’auto-illusion ou le type d’esprit qui ne l’est pas. Étant donné l’obligation de compenser dans le contexte des dilemmes moraux, je pense qu’on doit privilégier le type d’esprit qui ne l’est pas. Cela demandera du courage épistémique. Mais ce n’est pas une surprise : être moral requiert généralement du courage.

Related Videos