Il est grand temps de réfléchir. Grand temps de revenir sur ces enseignements qui, au fil des siècles, ont transformé l’hébraïsme en un ensemble de formules, de rites et de répétitions, en oubliant qu’à l’origine, il fut un souffle de pensée, une pédagogie du réel, un appel à la lucidité. L’hébraïsme n’a jamais été un système fermé ni une religion de mystère. Il fut d’abord un langage de responsabilité, une sagesse incarnée dans le monde, une intelligence de la vie. Le texte biblique, que l’on a trop souvent sacralisé jusqu’à le rendre muet, n’est pas un réceptacle de secrets occultes mais une parole vivante, exigeante, qui interpelle la conscience de l’homme et lui demande de comprendre avant de croire, de penser avant de prier, d’agir avant de s’excuser.
Relire le texte biblique, c’est rouvrir une fenêtre sur cette clarté première. Ce n’est pas une quête de mystère, mais une quête de sens. Ce n’est pas une fuite hors du monde, mais une manière d’y habiter en homme libre et responsable. Car le texte ne promet pas d’échapper à la condition humaine, il enseigne à l’assumer. Il ne propose pas une consolation mystique, mais une éthique de la lucidité. Celui qui interroge le verset, qui ose confronter la parole divine à sa propre raison, retrouve l’humanité de la foi. Et c’est par cette humanité, par cette tension de l’esprit, que se révèle le divin.
Abraham, dans le récit biblique, ne se prosterne pas dans la passivité : il discute, il plaide, il demande justice. Son dialogue avec Dieu n’est pas une abdication, c’est un acte de raison morale. « Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique? » (Genèse 18, 25), cette question marque la naissance de la pensée hébraïque : l’idée que la foi n’est pas la fin du jugement, mais son commencement. Moïse, de son côté, brise les tables de pierre lorsqu’il comprend que le peuple a transformé la parole en idole. Ce geste est un manifeste : aucune révélation ne vaut le prix de la conscience. Quant à Qohélet, il incarne cette sagesse sobre et lucide : « Par là je vois bien que le meilleur parti à prendre pour l’homme, c’est de se réjouir de ses œuvres, puisque c’est là son lot » (Qohélet 3, 22). Ces figures ne sont pas des saints ni des mystiques, mais des êtres pensants. Leur fidélité ne réside pas dans la soumission, mais dans la confrontation loyale avec la vérité.
Aujourd’hui, nous vivons à une époque où l’obscurité s’est déguisée en profondeur, où la superstition se pare du nom de spiritualité, où l’émotion remplace la pensée. L’homme moderne ne fuit plus le monde, mais il s’y perd. L’hébraïsme, dans sa vocation première, offrait un remède à cette confusion: il unissait la sagesse du corps et celle de l’esprit, le sens du travail et celui de la parole, la terre et le verbe. Le texte biblique est l’école de cette unité: il parle du pain et de la justice, du blé et de la parole, du travail et du repos, du droit et de la joie. Il ne cherche pas à nous arracher à la vie, mais à nous y faire entrer pleinement, avec lucidité et gratitude.
C’est dans cette lumière qu’il faut comprendre la fête de Souccot et le symbole des quatre espèces. Ce n’est pas un rituel magique ni une liturgie ésotérique, mais une célébration de la vie concrète, de la matière et du souffle. « Vous prendrez, le premier jour, du fruit de l’arbre hadar, des branches de palmier, des rameaux de l’arbre aboth et des saules de rivière; et vous vous réjouirez, en présence de l’Éternel votre Dieu, pendant sept jours. » (Lévitique 23, 40). Rien ici n’est abstrait : tout parle de la terre, de la récolte, du fruit et de la pluie. L’homme biblique, à travers ce geste, reconnaît qu’il est un être de la nature, mais aussi un gardien de la création. Il tient dans sa main le fruit de son travail et l’offrande de la terre, et ce double mouvement est déjà prière.
L’étrog, le loulav, le hadass et la arava ne sont pas des objets de superstition: ils sont les signes de la diversité du vivant, les témoins du lien entre l’homme et son environnement. L’étrog évoque la beauté du fruit et la noblesse de l’effort humain. Le loulav rappelle la vigueur du désert, la capacité de l’homme à croître même dans la sécheresse. Le hadass embaume la fragrance des montagnes, la douceur du monde. La arava chante le murmure de l’eau, le rythme des fleuves et de la vie. Ensemble, ils expriment la complétude du monde créé, cette harmonie fragile qu’il appartient à l’homme de préserver.
L’hébraïsme n’a jamais séparé le sacré du réel. La Soukka, cette cabane provisoire, enseigne l’humilité : tu n’es pas le maître de la terre, tu n’y fais que séjourner. Les quatre espèces prolongent cette leçon : accueillir sans posséder, remercier sans idolâtrer, se réjouir sans dominer. Se réjouir « devant l’Éternel », c’est reconnaître la source de la vie sans se prendre pour sa fin. Le texte biblique rappelle sans cesse cette dialectique : la bénédiction ne se trouve pas dans le pouvoir, mais dans la gratitude.
Les philosophes de toutes les époques ont tenté, chacun à leur manière, de réconcilier l’homme et la nature. Platon voyait dans la contemplation du cosmos une voie vers l’ordre intérieur; Rousseau rêvait d’un retour à la simplicité originelle; Martin Buber, dans Je et Tu, a redécouvert la relation comme lieu du divin. Mais le texte biblique, dès la Genèse, va plus loin : il formule cette relation comme une responsabilité morale. « L’Éternel-Dieu prit donc l’homme et l’établit dans le jardin d’Eden pour le cultiver et le soigner. » (Genèse 2, 15). Il ne s’agit ni de posséder la terre, ni de s’y dissoudre, mais de la servir. C’est cette alliance entre lucidité et responsabilité qui fait la grandeur de l’hébraïsme.
Souccot est la fête de la vie elle-même : celle du travail, de la pluie, du pain et de la reconnaissance. Les quatre espèces ne cherchent pas à réparer des mondes cachés, elles réparent notre regard sur le monde visible. Elles nous apprennent à percevoir le sacré dans l’ordinaire, à reconnaître la grandeur du simple. Dans un monde saturé de symboles creux et de spiritualités de pacotille, elles rappellent que la joie hébraïque est une joie lucide, enracinée dans le réel.
Relire le texte biblique et reprendre les quatre espèces, c’est poser un acte de résistance contre la confusion contemporaine. C’est refuser la mystification du savoir et retrouver la raison du vivant. C’est redécouvrir la beauté du geste simple, du travail bien fait, de la pensée claire. C’est dire, face au vertige moderne, que l’homme n’a pas besoin d’échapper au monde pour y trouver la transcendance: il lui suffit de le voir avec justesse.
L’hébraïsme n’est pas une mystique close, c’est une pensée du monde, une pédagogie du réel, une sagesse de la responsabilité. Il ne s’agit pas de croire davantage, mais de comprendre plus profondément. Comprendre, c’est déjà servir. Penser, c’est déjà prier. La clarté est une forme de foi, la raison une manière d’aimer.
Ainsi, relire le texte biblique et réapprendre la joie des quatre espèces, c’est choisir la lumière contre l’obscurité, la raison contre la peur, la vie contre l’illusion. C’est, au fond, répondre à cet appel qui traverse toute l’histoire d’Israël: « Choisis la vie » (Deutéronome 30, 19). Car la vie, pour l’hébraïsme véritable, n’est pas un passage vers un ailleurs, mais le lieu même de la présence. C’est ici, dans l’acte de comprendre et dans le geste de remercier, que se joue la fidélité à l’alliance. Rien n’est plus spirituel que la lucidité. Rien n’est plus sacré que la conscience éveillée.