L’histoire chamboulée – par Rony Akrich

by Rony Akrich
L’histoire chamboulée – par Rony Akrich

Nous vivons une époque de grands bouleversements. Chaque sphère de l’existence est désormais le siège de forces déstabilisatrices qui modifient radicalement l’environnement, redessinent les frontières sociales, bouleversent l’économie et les relations familiales, modifient les psychologies individuelles et les ordres politiques. Catastrophe, dévastation mondiale, apocalypse ne renvoient plus à des scénarios fantastiques d’un avenir dystopique ; elles frappent à nos portes. Comment interpréter un monde en état de bouleversement, un monde qui semble échapper à nos capacités à comprendre la réalité plus rapidement et plus habilement que jamais auparavant?
Marx a écrit dans sa onzième thèse sur Feuerbach : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; il s’agit de le changer. » On pourrait lui répondre que l’enjeu aujourd’hui, au XXIe siècle, est d’interpréter un monde en mutation et que, de toute façon, sans une interprétation minutieuse et infatigable, il est impossible de déterminer si et comment le monde change. Mon argument est que le monde change à travers des bouleversements qui, vécus de l’intérieur, lui font perdre sa qualité de mondanité, son caractère vivable et habitable.
Nous traitons les bouleversements comme plus ou moins synonymes de révolutions, de chaos, de désordre, de désarroi. Pourtant, il y a quelque chose de très idiomatique dans ce mot et dans le processus qu’il désigne, quelque chose qui contribuera à faire la lumière (même instable) sur ce qui se passe actuellement.
Le mot “bouleversement” provient du verbe “bouleverser”, qui a ses racines dans l’ancien français. Tautologie de bouler (au sens de « chuter, tomber en boule ») et verser (au sens de « faire tomber »). Ainsi, littéralement, “bouleverser” signifierait “renverser comme une boule”. Le mot a évolué pour signifier « mettre sens dessus dessous » ou « provoquer un grand désordre ». Au fil du temps, il a pris le sens plus abstrait de « provoquer un changement radical » ou « perturber profondément ». Aujourd’hui, “bouleversement” désigne un changement ou une perturbation majeure, que ce soit dans un contexte personnel, social, politique ou naturel.
Dans les bouleversements, l’emprise échappe au contrôle physique ou a la possession de (quelque chose) de manière soudaine ou forcée pour l’ensemble de ceux qui vivent ces événements extrêmes. Ce n’est pas nous qui nous saisissons des tendances en cours ; ce sont plutôt ces tendances qui nous saisissent, nous projetant, avec notre monde, dans les airs.
Nous sommes privés du soutien que nous recherchons habituellement dans les fondements plus ou moins stables de notre existence dans le maillage social et culturel des coutumes, dans une relation habituelle à notre environnement naturel, dans la routine quotidienne du travail ou des loisirs.
La dynamique du bouleversement est proche des forces élémentaires, en particulier celles liées à l’élément terre avec son activité sismique, entièrement incontrôlable et à peine prévisible. Comme dans le tremblement de terre, ce qui est soulevé dans le bouleversement est ce qui était déjà là comme l’envers du présent : secret, invisible, obscur, abscons. Lorsque l’envers obscur de l’existence – de notre propre être existentiel, social, économique, politique ou écologique – émerge à la lumière du jour du présent, une certaine version de l’apocalypse, qui implique la découverte ou le dévoilement ultime de la réalité, devient concrète. Cela dit, les bouleversements apocalyptiques ne se contentent pas de lever le rideau qui nous a empêchés de voir la vraie nature de la réalité ; ils perturbent le système de coordonnées de l’expérience significative, renversant les choses, renversant ce qui était en bas et faisant tomber ce qui était en haut. Plus radical encore qu’une révolution, un bouleversement persistant invalide nos méthodes éprouvées pour nous orienter dans l’espace, le temps et le plurivers du sens. Ce dernier etant aujourd’hui une remise en question de l’Univers, ce singulier plein de menaces. Il constitue la critique radicale d’un des fondements de la pensée occidentale moderne, l’universalisme et d’une réalité actuelle, la globalisation. Sa réalisation passe donc à la fois par la critique des cadres de pensée de l’universalisme et par la création d’un projet alternatif à la globalisation néolibérale.
Chez Hegel, le concept de bouleversement est central dans sa vision de l’histoire et de la réalité. Hegel utilise le terme “Aufhebung” qui implique un processus de négation et de conservation à la fois. Il propose que le développement de l’idée passe par une dialectique composée de trois étapes : la thèse (une affirmation initiale), l’antithèse (sa négation ou contradiction), et la synthèse (qui résout le conflit entre la thèse et l’antithèse en les transcendant).
Dans l’usage philosophique que lui donne Hegel, ce terme décrit le mouvement dialectique de la pensée. L’”Aufhebung” est ce qui fait passer d’une étape de la pensée à une autre. Pour l’expliquer, il prend l’exemple d’une fleur. Elle ne fleurit que si « le bouton disparaît dans l’éclatement de la floraison », comme si le bouton était « réfuté par la fleur ». Et si un fruit apparaît ensuite, il s’introduira « à la place de la fleur comme sa vérité ». Mais sans la fleur, pas de fruit, et sans le bouton, pas de fleur. Chaque étape est donc conditionnée par la précédente. Ainsi la vérité se déploie-t-elle selon un mouvement qui nie le phénomène par lequel elle s’est d’abord manifestée tout en conservant ce que ce phénomène a apporté au processus. Telle est l’”Aufhebung”. Dans le processus dialectique, un élément est à la fois dépassé et conservé dans une nouvelle forme. C’est un bouleversement qui ne conduit pas à la destruction totale, mais à une transformation et un enrichissement.
Hegel voit l’histoire comme un processus rationnel où l’Esprit (Geist) se réalise progressivement. Les bouleversements historiques, tels que les révolutions ou les conflits, sont des moments de négation nécessaires qui conduisent à des stades supérieurs de développement spirituel et moral. Chaque bouleversement dans l’histoire humaine contribue à l’auto-révélation et à la réalisation de la liberté. Les conflits et les contradictions sont donc essentiels au progrès historique.
Hegel considère ainsi la Révolution française comme un exemple de bouleversement dialectique où les anciennes structures féodales et monarchiques sont détruites pour permettre l’émergence d’une société plus libre et rationnelle. Ce bouleversement incarne la dynamique de la thèse, antithèse et synthèse à une échelle historique. Il joue le rôle de moteur du développement des entités les plus disparates, des plantes aux institutions de l’État, de la conscience humaine aux œuvres d’art, des catégories logiques aux systèmes organiques. Si l’”Aufhebung” concentre en lui le travail du négatif (c’est-à-dire de la négation de l’état antérieur de ce qui ou de celui qui la subit), il est indispensable au développement positif de l’entité en question. Il en va de même pour le bouleversement, qui, outre les connotations destructrices ou désorientantes qu’il contient, rend possible ce qui était auparavant impossible.
Plus précisément, le bouleversement permet de dévoiler l’envers trouble, de sous-tendre silencieusement les choses dans leurs contours visibles, sans parler du changement de position qui met en mouvement un ordre par ailleurs statique. Peut-être devrions-nous dire avec Hegel que chaque chose et chacun se développe par bouleversement, non pas grâce au confort d’une identité propre non perturbée, mais grâce au fractionnement de cette identité, à son brassage et à son renversement, à l’élévation de ce qui était supprimé ou refoulé.

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