L’ouvrier invisible d’Israël par Rony Akrich

by Rony Akrich
L’ouvrier invisible d’Israël par Rony Akrich

Chaque lundi matin, je m’assois au Café Aroma de la station centrale des bus. Je commande mon café au lait et mes deux croissants. À ma gauche, un jeune homme prépare les commandes, a ma droite, une jeune femme débarrasse les tables, dans les cuisines, ça s’affaire, tous, sans exception, sont Arabes israéliens. La scène est banale, répétée à l’infini dans tout le pays : dans les cafés, les hôtels, les boulangeries, les restaurants, les stations-service, jusque dans les services de nettoyage des hôpitaux ou des bureaux ministériels. Ce sont eux qui servent, accueillent, nettoient, apportent, rangent, sourient, ou non, mais dont la présence réelle échappe à notre conscience collective.

Il ne s’agit pas seulement d’un hasard économique ou d’un choix de marché du travail. Nous assistons à une division silencieuse des rôles : les Arabes israéliens, et souvent les Palestiniens venus travailler depuis la Cisjordanie, assurent la quasi-totalité du service quotidien à la population juive israélienne. Ils construisent nos maisons, nos immeubles, nos routes, nos villes. Ils préparent notre pain, servent notre café, font nos lits d’hôtel. Et nous? Nous consommons ce service comme allant de soi, sans le nommer, sans le reconnaître, parfois même sans le voir.

Cette coexistence est purement fonctionnelle: nous avons besoin d’eux, ils ont besoin de travailler. Le contact se limite à la commande, à l’échange minimal. Il n’y a ni dialogue profond, ni véritable reconnaissance. Une économie de la dépendance se superpose à une politique de séparation.

Certes, il faut le reconnaître : grâce aux politiques de discrimination positive mises en place depuis plusieurs décennies, un nombre croissant d’Arabes israéliens accède aux études supérieures, à des carrières dans le droit, la médecine, l’ingénierie, l’éducation. Des médecins, avocats, pharmaciens arabes exercent aujourd’hui dans tout le pays. Mais ces réussites individuelles ne doivent pas masquer la structure massive : dans les métiers dits « de service », hôtellerie, restauration, nettoyage, construction, la présence arabe est écrasante. Et c’est précisément là que réside le cœur du paradoxe: nous chantons la souveraineté retrouvée, mais nous déléguons à l’Autre l’ensemble des tâches matérielles qui font tourner la société.

Pourquoi cette réticence des Juifs israéliens à occuper ces fonctions? La réponse tient à la fois de la sociologie et de la psychologie historique. Dans l’inconscient collectif, servir l’autre, au sens matériel du terme, renvoie à une position de subordination, d’exil, de dépendance. L’histoire juive, marquée par les siècles de marginalisation et d’humiliation, a forgé une aspiration profonde à l’autonomie, au commandement, à la maîtrise. Dans cet imaginaire, servir dans un café ou sur un chantier, c’est occuper la place que « nous » avons tant souffert d’occuper dans les diasporas. Résultat: on valorise le high-tech, l’armée, l’enseignement, l’entrepreneuriat, mais on laisse à l’Autre les tâches qui impliquent le geste direct de service.

Pourtant, la tradition biblique ne cesse de rappeler que la dignité ne se mesure pas au rôle social, mais à la manière dont on traite l’Autre. « Il sera pour vous comme un de vos compatriotes, l’étranger qui séjourne avec vous, et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers dans le pays d’Egypte je suis l’Éternel votre Dieu. » (Lévitique 19, 34) : l’injonction est claire. « Même législation vous régira, étrangers comme nationaux; car je suis l’Éternel, votre Dieu à tous. » (Lévitique 24, 22) : la loi divine ne tolère pas deux catégories d’humains dans la société. Abraham, le patriarche, fondateur d’Israël, est décrit non pas en train de construire une muraille, mais d’accueillir des voyageurs inconnus sous sa tente et de leur offrir un repas (Genèse 18).

Notre réalité quotidienne, avec sa hiérarchie implicite entre celui qui sert et celui qui est servi, contredit cet héritage. Nous avons transformé l’Autre en prestataire permanent, tout en lui refusant l’appartenance pleine et entière au « nous ».

Levinas l’a formulé : « Le visage de l’Autre m’ordonne : tu ne tueras point. » Cela signifie que la simple rencontre avec l’Autre engage ma responsabilité morale, avant même toute appartenance nationale ou religieuse. Buber a ajouté : « L’homme devient Je dans la relation au Tu. » Tant que nous traitons l’Autre comme un moyen, comme une fonction, nous restons enfermés dans un Je mutilé. Vladimir Jankélévitch, enfin, nous avertit : l’altérité est la condition même de l’éveil moral ; refuser de voir l’Autre, c’est s’endormir dans un confort moral illusoire.

Aujourd’hui, notre société vit dans une économie de l’invisibilité : l’Autre est présent partout, mais absent de notre imaginaire et de notre reconnaissance. C’est un exil intérieur : nous habitons des maisons bâties par des mains que nous refusons de nommer.

Cette division silencieuse du travail ne crée pas seulement un malaise moral, elle engendre une fragilité politique. En cas de tension majeure, que se passera-t-il si ceux qui construisent nos routes, servent nos repas, nettoient nos hôpitaux cessent de travailler? Notre dépendance est réelle, mais nous nous obstinons à la nier. L’indépendance proclamée ne résiste pas à la réalité : nous ne sommes pas autosuffisants, et notre souveraineté repose sur un tissu humain que nous tenons à distance.

Il est temps de rompre ce pacte tacite qui consiste à profiter du travail de l’Autre tout en feignant qu’il n’existe pas comme partenaire de notre monde. Cela ne signifie pas abolir toute distinction nationale ou culturelle, mais reconnaître la vérité de notre interdépendance. La souveraineté réelle n’est pas celle qui s’isole, mais celle qui assume la complexité de ses liens.

Habiter la terre d’Israël, ce n’est pas seulement y vivre en sécurité ou y posséder un titre de propriété. C’est aussi habiter la vérité de sa construction : savoir qui a posé les pierres, qui a coulé le ciment, qui a peint les murs. Tant que nous occulterons ce fait, nous resterons en partie en exil, exil intérieur, exil du regard, exil de l’âme. Comme le rappelle Rosenzweig: « On ne sort pas de l’exil par le seul retour sur la terre ; il faut que l’âme elle-même cesse d’être en exil. »

Ce que je propose n’est pas une utopie naïve: il ne s’agit pas d’abolir les tensions historiques ou de nier les conflits politiques. Mais nous pouvons, dès maintenant, changer le regard : voir celui qui sert, et le nommer. Reconnaître la dignité du geste, quel que soit le rôle. Assumer que servir et construire n’amoindrit pas la dignité humaine, mais l’exprime. En réhabilitant le service, nous cessons de l’abandonner à l’Autre comme à une tâche subalterne. Nous brisons le cercle vicieux qui transforme l’interdépendance en hiérarchie figée.

Il n’y a pas de souveraineté authentique sans reconnaissance de l’Autre. Il n’y a pas de maison habitée tant que la main qui l’a bâtie reste invisible. Il n’y a pas de paix possible tant que le service est vécu comme une honte et relégué à l’Autre. La Torah le répète, les prophètes le martèlent, les philosophes le confirment: l’humanité se mesure à la manière dont nous traitons celui qui n’est pas « nous ». Si nous voulons vraiment sortir de l’exil, il faudra, un jour, apprendre à habiter ensemble, non pas dans l’illusion d’une séparation étanche, mais dans la vérité du lien qui nous unit déjà, par la pierre, le pain, le café, la route, le geste humble et nécessaire.

Habiter sans mépris. Servir sans honte. Voilà le véritable chantier d’Israël.

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