Hanoucca s’est peu à peu réduite à ceci : des bougies. Une scène propre, rassurante, exportable. On allume un peu partout, en Israël, certes, mais surtout dans le monde, et l’on se persuade qu’en produisant de la lumière on a reconduit le sens. On répète « lumière face à l’obscurité », comme une formule magique, comme un slogan qui évite de regarder ce qui dérange. Car ce qui dérange, précisément, c’est que Hanoucca n’est pas née pour consoler l’exil, ni pour décorer les vitrines de l’Occident. Hanoucca n’est pas un exercice de piété sentimentale. Hanoucca est un acte historique, une fracture politique, une insurrection de souveraineté. Et nous en avons fait un carnaval.
Nous avons remplacé le nerf par le rite. Nous avons remplacé l’exigence par la commémoration. Nous avons remplacé la conquête du devenir par un rituel d’appartement. Et ce glissement n’est pas neutre : c’est une mystification. C’est une spiritualisation commode qui neutralise l’histoire, qui la rend inoffensive, qui la rend « universelle » au prix d’être vide. On parle du miracle pour ne pas parler du pouvoir. On parle de la lumière pour ne pas parler de territoire. On parle de l’identité comme d’une émotion, pour éviter l’identité comme responsabilité. Résultat : on allume, on chante, on photographie, on partage, et l’on se donne l’illusion d’une fidélité alors qu’on ne fait parfois que reproduire un geste sans sa direction.
Et voici le grotesque moderne : Hanoucca devient une opération de visibilité dans les capitales étrangères. On « éclaire » les grandes places du monde occidental, comme si notre vocation était d’être la petite chandelle morale des empires, la décoration identitaire tolérée au cœur des nations. On appelle cela fierté. Mais ce n’est souvent qu’une vieille habitude d’exil : prouver qu’on existe encore… chez les autres. Et l’on oublie que Hanoucca n’est pas l’art d’obtenir un coin de lumière dans la ville d’un autre : Hanoucca est l’art de ne plus dépendre du bon vouloir d’un autre.
On allume alors comme on allume des cierges. La comparaison heurte, mais elle dit vrai : le cierge est souvent le signe d’une piété qui supporte l’impuissance. Il apaise. Il conjure. Il donne une forme à ce qu’on n’ose pas porter par une décision. Or Hanoucca n’est pas le cierge de la résignation. Hanoucca, à l’origine, est l’anti-cierge : non pas une flamme déposée au bord du monde, mais une flamme qui revient au centre du monde hébraïque. Une flamme qui ne dit pas « nous survivons », mais « nous reprenons prise ». Une flamme qui ne cherche pas à être vue, mais à fonder une existence. Une flamme qui ne se contente pas d’émouvoir : elle oblige.
Ils oublient, ou feignent d’oublier, que le combat fut celui de Judéens qui ne voulaient plus rester « juifs » au sens diasporique, minoritaire, conditionnel, mais redevenir Israël. Redevenir des Hébreux : des hommes et des femmes porteurs d’une langue, d’une terre, d’un axe intérieur, d’une verticalité morale, d’une souveraineté concrète. Ils luttaient contre l’assimilation, contre la perte d’identité, contre la perte de culture, contre l’ignorance des vertus et des valeurs qui faisaient de l’être hébreu celui qui devait conquérir son devenir. Et c’est cela qu’on efface en chantant seulement « la lumière ». Parce que la lumière, devenue métaphore, ne coûte rien. Elle ne demande aucune décision. Elle ne déplace aucune loyauté. Elle peut rester un symbole confortable dans une existence confortable.
Or l’assimilation la plus grave n’est pas celle qui change la surface : c’est celle qui change le rapport au destin. Celle qui installe l’idée qu’on peut être soi sans lieu, sans puissance, sans responsabilité collective. Celle qui transforme un peuple en communauté. Celle qui réduit Israël à « la religion juive », comme si le prophétisme biblique était né pour être un supplément d’âme aux nations. Et voilà la mystification complète : Hanoucca devient la fête idéale du judaïsme d’exil, parce qu’elle permet de célébrer la survivance sans poser la question du devenir.
Et comme si cela ne suffisait pas, on a bâti, année après année, toute une architecture de l’enclos : des institutions entières qui confondent protection et rétrécissement. Je n’en peux plus de cette religion de l’enfermement. De cette foi qui s’imagine forte parce qu’elle se barricade. De cette piété qui se donne des airs de hauteur alors qu’elle est parfois une peur habillée en loi. On appelle cela « préserver la sainteté » ; trop souvent, c’est une désertion : désertion du monde, désertion du peuple, désertion de l’histoire, désertion de la responsabilité.
On fabrique des écoles qui ressemblent à des couloirs fermés : on y apprend l’entre-soi, la méfiance, la conformité ; on y empile des heures de code et l’on en sort parfois sans langue vivante, sans culture, sans sens historique, sans grandeur intérieure. On sort avec des réflexes, pas avec une colonne vertébrale. On construit des synagogues qui se prennent pour des forteresses : non pas des maisons où l’on se tient devant Dieu pour être élevé, mais des enclaves où la Torah devient badge social, la halakha clôture nerveuse, le rite bouclier contre la pensée. On prie, oui, mais on prie parfois comme on se protège. Et pendant que l’on se congratule entre convaincus, on laisse mourir l’essentiel : la souveraineté intérieure, la responsabilité collective, l’exigence prophétique de justice et de vérité.
Quant aux « centres culturels », ils débordent souvent de paroles et manquent d’âme. Une inflation de discours, de soirées, de commémorations, et si peu de vision. On parle pour éviter le silence où l’on rencontre enfin l’essentiel. On confond agitation et vie. On confond identité et spectacle. On confond mémoire et destin.
Ce que je reproche à tout cela, ce n’est pas la foi, ni l’étude, ni la transmission. C’est la trahison du sens : avoir remplacé l’hébreu par le ghetto, le prophétisme par le conformisme, la souveraineté par la survivance, la sainteté par l’obsession des signes. Avoir réduit l’identité à des codes au lieu d’en faire une conquête. Car un peuple qui ne parle plus le langage du devenir se condamne à vivre dans le langage de la commémoration. Un peuple qui n’ose plus penser la souveraineté se rabat sur la chandelle. Et la chandelle devient l’alibi : la preuve qu’on « est encore là », même si l’on n’est nulle part.
Alors il faut dire les choses nettes : le miracle n’est pas que l’huile ait duré. Le miracle, c’est qu’un peuple ait refusé de devenir un folklore. Le miracle, c’est qu’il ait refusé d’être une spiritualité sans sol, une identité sans épaisseur historique, une communauté sans centre. Le miracle, c’est que l’histoire ait recommencé à parler hébreu, non pas comme une formule liturgique, mais comme une réalité. Et ce miracle n’a pas lieu « partout ». Il a lieu ici. En Israël. Là où l’acte a une adresse. Là où l’identité n’est pas une décoration mais une charge : défendre, décider, assumer. Là où la mémoire n’est pas un musée mais une force de futur.
Allumons donc les bougies, oui. Mais cessons de nous mentir sur ce que nous allumons. Si la flamme ne ramène pas au nerf politique de Hanoucca, elle devient superstition sentimentale. Si le rite ne reconduit pas à la responsabilité historique, il devient folklore. Si Hanoucca ne réveille pas la question de la souveraineté, intérieure et nationale, elle n’est plus Hanoucca : elle devient une fête de consolation, une fête de diaspora, une fête de bonne conscience.
Hanoucca n’est pas la fête du petit feu. Hanoucca est la fête d’un peuple qui refuse d’être un souvenir dans les nations. Elle est la fête du retour à la capacité d’agir. Elle est la fête d’Israël redevenant Israël, des Judéens redevenant Hébreux, de la fidélité redevenant destin. Et si nous voulons l’honorer dignement, il faudra cesser de la transformer en carnaval : réapprendre la culture vivante, la grandeur, la justice, la langue, la souveraineté, le courage de la pensée, bref, la force d’un devenir.
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