Pour quelle raison la fête s’intitule-t-elle “le jour des prémices”?
C’est très simple: Lors de la fête de ‘Shavouot’, on apportait au Temple deux offrandes de pain provenant des prémices de la moisson des blés. D’une cérémonie modeste mais non moins emplie de sens, un accident de l’Histoire fit basculer le caractère entier de la fête et substituer la loi rabbinique à la Torah du Mikdash (temple). Peut-être était-ce une bonne chose au vu et au su de ce qu’il allait advenir d’Israël au temps de l’exil.
La fête des moissons, dont l’essence est foncièrement agricole, témoigne du temps des récoltes de blé et d’orge en Terre d’Israël.
Selon le récit biblique (Exode 34,22 et Deutéronome 16,10), toute l’identité de ce cérémonial représente son caractère agraire sans aucune référence à un événement historique présent, mais juste la mémoire de notre passé.
A cet égard, Shavouot diffère de Pessa’h et de Soukkot. Elles combinent, selon le texte biblique, deux sens, l’un agricole et l’autre historique. Cette disparité est encore plus prononcée quand on entend et on comprend l’absence de lien entre la fête de la moisson et la fête du don de la Torah.
A aucun moment le texte ne fait référence à une quelconque concomitance de cette fête avec un événement historique en général et le don de la Torah plus particulièrement.
Le long cortège des Hébreux apportant au Temple leurs prémices, dans un panier d’osier, s’étendait à perte de vue et se prolongeait jusqu’à la fin de la journée. Ce jour-là, on signifiait la relation toute singulière entre l’Homme et sa terre, une conjugaison qui offrait des racines et une conjugalité qui portait ses fruits.
La date de Shavouot n’est guère mentionnée dans la Torah, contrairement aux autres fêtes. La célébration se faisait dans le contexte du décompte de l’Omer, à la fin de celui-ci.
« Il agitera d’un côté et de l’autre la gerbe devant l’Éternel, afin qu’elle soit agréée: le sacrificateur l’agitera d’un côté et de l’autre, le lendemain du Shabbat. » (Lévitique 23,11)
L’offrande de la gerbe (Omer) est prescrite aux Hébreux lors du passage en revue des différentes fêtes, alors qu’ils stationnent dans le désert: ils devront, après être entrés en possession du pays d’Israël, prélever chaque année, « au lendemain du Shabbat », un Omer (une mesure) sur les prémices de leur nouvelle récolte pour l’offrir au Cohen. Dans un geste symbolique, le prêtre la balance, afin de rendre la récolte plus propice. Cette cérémonie s’accompagne d’offrandes particulières et marque le début des sept semaines qui séparent ces offrandes de celles de la fête de Shavouot. Elle autorise, en outre, les enfants d’Israël à consommer les produits de la nouvelle récolte.
Ce décompte dure quarante-neuf jours, sept semaines complètes, et le soir, à la tombée de la nuit, commence le cinquantième jour, Shavouot. Son nom est inspiré du mot semaines en Hébreu.
Quelle est donc l’origine du nouvel intitulé: « fête du don de la Torah »?
Le passage de la fête des moissons à la fête du don de la Torah eut lieu après la destruction du Second Temple (en 70 de notre ère).
Pour preuve, ni les Rabbis, auteurs de la Mishna, l’œuvre la plus importante à cette epoque, ni la littérature de Philon d’Alexandrie, ni celle de Joseph Flavius ne font la moindre mention ni allusion à une quelconque association d’idées entre Shavouot et le Don de la Torah.
Les toutes premières sources à ce propos se trouvent dans le Talmud de Babylone aux traités de ‘Shabbat et de Yoma’.
Tout cela nous conduit à deux questions auxquelles je tenterai de répondre brièvement.
Pourquoi la Torah, ou une tout autre source juive ancienne, n’a-t-elle pas mentionné ce lien entre Shavouot et la fête du don de la Torah?
Pour reprendre les mots de Rabbi Yitzhak Arama: «Pourquoi la Torah n’a-t-elle pas expliqué qu’en ce jour, qui est Shavouot, nous convoquerons et nous agirons en souvenir du don de la Torah divine et de sa réception? »
Pour quelle raison changer le caractère d’origine de la fête, le reflet d’une réalité naturelle et agricole, en une fête à consonance théologique, uniquement ?
Le lien entre Shavouot et le don de la Torah, concernant la datation, est également controversé. «Le sixième du mois, les Dix Commandements ont été donnés à Israël. Rabbi Yossi dit: non, le septième » (Shabbat 86 A).
Rabbi Yitzhak Arama commente: « il est vrai, la Torah fut bien donnée au Mont Sinaï et à la date de la fête de Shavouot mais il n’est pas nécessaire de lui consacrer une date particulière, puisque la mémoire de la Torah et sa réception sont, à la différence des autres fêtes, intemporelles ».
Rabbi Yechiel Michael Epstein, dans son livre ‘Aruch Hashoulchan’, écrit: « la Torah ne rappelle pas le don de la Torah à Shavouot, pourquoi? Comment un tel évènement a-t-il pu être ignoré? »
Réponse: « du fait que la Torah, lorsqu’elle fut donnée, elle le fut à jamais et nous ne devons surtout pas la réduire à une date comme les autres fêtes. »
Le sens obvie des commentaires signifie, en fait, que la fête du don de la Torah instauré le jour de Shavouot est clairement un non-sens puisque la Torah ne voulait point l’enchaîner à un temps défini. Si un jour lui est consacré, les autres jours témoignent d’une importance moindre pour la Torah et c’est exactement ce que cette dernière ne voulait pas.
En déterminant un jour de fête comme journée du Don de la Torah, nous provoquons un regain d’intérêt pour le don et minimisons d’autant plus l’essence et le contenu de la fête elle-même.
Don Itshaq Abravanel va très loin et dit qu’il n’y a en effet aucun lien entre la fête et le don de la Torah, puisque, comme indiqué (Shemot 23), elle est la fête de la moisson:
« La Torah n’a pas donné de raison pour cette fête, car la fête n’était pas célébrée pour le don de notre Torah, du fait que la Torah divine et la prophétie que nous possédons, témoignent pour elles-mêmes et il n’est pas nécessaire de consacrer un jour pour s’en souvenir. Mais la raison de Shavouot fut d’être le commencement de la moisson des blés … et il n’y a aucun doute que ce jour-là, la Torah fut donnée, mais aucune fête ne fut prescrite pour sa célébration. »
Revenons sur l’image théologique de la fête, en lieu et place du signifié historique et agricole. La réponse réside principalement dans le revirement économique et le bouleversement social après la destruction du Temple de Jérusalem.
Un peuple de paysans agricoles qui, grâce aux travaux agraires, vivait et subvenait à ses propres besoins depuis de nombreuses années se retrouve sans ressources aucune et doit changer radicalement de mode de vie.
La grande révolte de Bar-Korba, qui se solda par un massacre et le renforcement de la domination romaine sur la terre d’Israël, conduisit beaucoup d’émigrés d’Israël vers Babylone et les pays du bassin méditerranéen. Le paysage naturel et végétal du pays avait complètement changé, et par voie de conséquence, la structure économique et les moyens de subsistance des Juifs qui continuèrent à y vivre.
La première raison du changement de sens de Shavouot fut les dommages causés à la vie agricole.
Une autre raison se fit jour.
Elle s’incarna dans l’entreprise unique du rabbin Yohanan ben-Zakkai qui, selon l’opinion du Rav Adin Steinsaltz, était le Juif le plus important depuis Moshe.
Quelle œuvre nous laisse-t-il?
L’essentiel concerne un décret à propos du renouveau juif. Celui-ci va métamorphoser l’ordre des choses, la primauté sera donnée aux fondements de la « Torah orale » et non plus aux fondements de la « Torah écrite ».
Une nouvelle approche qui fait passer le Judaïsme de l’idéal national de liberté politique à un idéal de liberté spirituelle.
La nécessaire indépendance nationale à une indispensable indépendance spirituelle, l’étude de la Torah.
Lorsque cette étude de la Torah devint la valeur suprême, il fallut donner au peuple un jour de fête afin qu’il puisse l’encenser.
Voilà donc pourquoi Shavouot reçoit une nouvelle entité, inconnue dans le texte de la Torah.