Il y a 85 ans, le grand bluesman Lead Belly a inventé l’expression « stay woke » (rester éveillé) dans « Scottsboro Boys ». Chanson dédiée à neuf adolescents noirs, accusés à tort de viols qu’ils n’avaient jamais commis, leur exécution n’a pu être empêchée que par des années de protestations internationales et le Parti communiste américain.
Rester attentif à l’injustice – qu’y a-t-il de mal à cela ?
Apparemment, beaucoup de choses.
En quelques décennies à peine, le terme « woke » est passé d’un éloge à un terme d’insulte.
Pourtant, le fait que des politiciens utilisent le terme « woke » comme un cri de guerre ne devrait pas nous empêcher d’examiner ses hypothèses. Car non seulement les libéraux, mais aussi de nombreux gauchistes et socialistes comme moi sont de plus en plus mal à l’aise avec la forme qu’il a prise.
Aujourd’hui, ce discours est déroutant car il fait appel aux émotions traditionnelles de la gauche : empathie pour les marginalisés, indignation face au sort des opprimés, détermination à ce que les torts historiques puissent être réparés. Toutefois, ces émotions contrariées par une série d’hypothèses théoriques – sont généralement exprimées comme des vérités évidentes – qui finissent par les miner
Prenez une phrase publiée par le New York Times peu après l’élection de Biden :
« Malgré les racines indiennes de la vice-présidente Kamala D. Harris, l’administration Biden pourrait se montrer moins indulgente envers le programme nationaliste hindou de Modi. »
Si vous lisez cela rapidement, vous risquez de passer à côté de l’hypothèse théorique : les opinions politiques sont déterminées par les origines ethniques.
Si vous ne savez rien de l’Inde contemporaine, vous risquez de passer à côté du fait que les critiques les plus féroces du nationalisme violent de Modi sont eux-mêmes indiens.
Le New York Times n’est ni unique ni particulièrement de gauche, mais il établit des normes pour le discours progressiste dans plus d’un pays.
La façon dont les voix contemporaines, considérées comme progressistes, ont abandonné les idées philosophiques au cœur de tout point de vue libéral ou de gauche m’inquiète le plus ici. On parlait d’engagement en faveur de l’universalisme plutôt que de tribalisme, d’une distinction ferme entre justice et pouvoir, d’une croyance en la possibilité du progrès.
Toutes ces idées sont liées.
La droite peut être plus dangereuse, mais, aujourd’hui, la gauche s’est privée des idées dont nous avons besoin si nous espérons résister à la dérive à droite !
Cette dérive à droite est internationale et organisée.
Entre eux, la solidarité suggère que les croyances nationalistes ne sont que marginalement basées sur l’idée que les Hongrois/Norvégiens/Juifs/Allemands/Anglo-Saxons/Hindous sont les meilleures tribus possibles.
Ce qui les unit, c’est le principe même du tribalisme : vous vous connecterez vraiment avec ceux qui appartiennent à votre tribu, et vous n’avez pas besoin d’avoir d’engagements profonds envers qui que ce soit d’autre !
Il est ironique de constater qu’aujourd’hui, les tribalistes de droite trouvent plus facile de faire cause commune que ceux de gauche dont les engagements découlent traditionnellement de l’universalisme, qu’ils le reconnaissent ou non.
Le discours woke est déroutant car les progressistes du monde entier partagent tant de ses objectifs ! L’idée d’intersectionnalité a peut-être mis l’accent sur la manière dont nous avons tous plus d’une identité. Au lieu de cela, elle a conduit à se concentrer sur les parties les plus marginalisées des identités et à les multiplier en une forêt de traumatismes
Le wokeness met l’accent sur les façons dont certains groupes ont été privés de justice, il cherche à rectifier, à réparer les dommages. Mais si l’accent est mis sur les inégalités de pouvoir, le concept de justice est souvent laissé de côté. Le wokeness exige des nations et des peuples de faire face à leurs histoires criminelles. Mais ce faisant, il conclut souvent à l’aspect criminel de toute l’histoire !
Le concept d’universalisme a défini la gauche !
La solidarité internationale était son mot d’ordre.
C’est précisément la distinction d’avec la droite, celle-ci ne reconnaissait aucun lien profond et peu d’obligations réelles envers quiconque en dehors de son propre cercle.
La gauche exigeait que le cercle englobe le monde.
Être à gauche signifiait se soucier des mineurs de charbon en grève au Pays de Galles, des volontaires républicains en Espagne ou des combattants de la liberté en Afrique du Sud. Ce n’était pas le sang mais la conviction qui unissait – d’abord et avant tout – la conviction que derrière toutes les différences de temps et d’espace nous séparant, les êtres humains sont profondément connectés de multiples façons. Dire que l’histoire et la géographie nous affectent est trivial.
Dire qu’elles nous déterminent est faux.
L’opposé de l’universalisme est souvent appelé « identitarisme », mais le terme est trompeur, car il suggère de réduire nos identités à deux dimensions au maximum. En fait, nous avons tous de nombreuses. Jusqu’au milieu du XXe siècle, personne n’aurait mentionné la race, le sexe, la classe, la nationalité, la région ou la religion, si on demandait son identité !
Tous, nous possédons de multiples identités, leur réduction à la race et au genre n’est pas une question d’apparence physique. Il s’agit de se concentrer sur les dimensions ayant subi le traumatisme le plus généralisable. Cela incarne un changement majeur commencé au milieu du XXe siècle : le sujet de l’histoire n’était plus le héros mais la victime.
L’impulsion de déplacer notre attention vers les victimes de l’histoire a débuté comme un acte de justice.
L’histoire était racontée par les vainqueurs, tandis que la voix des victimes restait non entendue.
Renverser la situation, insister pour insérer les histoires des victimes dans le récit n’était qu’une partie de la réparation des torts anciens. Le mouvement pour reconnaître les victimes des massacres et de l’esclavage a commencé avec les meilleures intentions.
Il a reconnu que la force et le droit ne coïncident souvent pas.
Il a reconnu que des choses très mauvaises arrivent à toutes sortes de personnes.
Il a reconnu que même si nous ne pouvons pas changer cela, nous sommes tenus de le noter.
Pourtant, quelque chose a mal tourné lorsque nous avons réécrit la place de la victime : l’impulsion avait commencé par la générosité, elle est devenue carrément perverse
Les politiques identitaires ne se contentent pas de réduire les multiples composantes de nos identités à une seule : ils essentialisent la composante sur laquelle nous avons le moins de contrôle.
Je préfère le mot « tribalisme », une idée aussi vieille que la Bible hébraïque.
Le tribalisme est une description de la rupture civile se produisant lorsque des gens, quelle que soit leur race, voient la différence humaine fondamentale, comme celle existant entre notre espèce et toutes les autres.
Aujourd’hui, l’universalisme est sous le feu des critiques à gauche, car confondu avec le faux universalisme : la tentative d’imposer certaines cultures à d’autres, au nom d’une humanité abstraite se révèlant n’être que le reflet du temps, du lieu et des intérêts d’une culture dominante.
Cela se produit quotidiennement au nom du mondialisme des entreprises.
Mais considérons quel exploit ce fut de faire de cette abstraction originelle une réalité pour l’Humanité !
Les présupposés antérieurs étaient intrinsèquement particuliers, car les premières idées sur le droit étaient religieuses. L’idée d’une loi unique devant s’appliquer aux protestants, aux catholiques, aux Juifs et aux musulmans, aux seigneurs comme aux paysans, simplement en vertu de leur humanité commune, est une réalisation relativement récente façonnant si profondément nos présupposés, aujourd’hui, que nous ne la reconnaissons même pas comme une réalisation !
Considérons également l’inverse avec le théoricien juridique nazi Carl Schmitt. Il a écrit « quiconque prononce le mot « humanité » veut vous tromper ».
Au lieu de cela, nous pourrions dire : « quiconque prononce le mot « humanité » fait une affirmation normative ».
Reconnaître quelqu’un comme humain, c’est reconnaître en lui une dignité qui doit être honorée.
Cela implique également cette reconnaissance comme une réussite : voir l’humanité sous toutes ses formes étranges et belles est un exploit exigeant que vous alliez au-delà des apparences
Selon vous, qui est le plus essentiel : les accidents avec lesquels nous naissons, ou les principes que nous considérons et défendons ?
Traditionnellement, c’était la droite qui se concentrait sur le premier, et la gauche sur le second.
Cette tradition s’est inversée.
Il n’est donc pas surprenant que les théories défendues par les woke sapent leurs émotions empathiques et leurs intentions émancipatrices. Ces théories ont non seulement de fortes racines réactionnaires, certains de leurs auteurs étant carrément nazis. Les idées influencées par Carl Schmitt et Martin Heidegger, et leurs épigones, occupent une place importante dans le programme progressiste.
Le fait que ces deux hommes aient non seulement servi les nazis, mais défendu leur position longtemps après la guerre n’est plus d’actualité.
L’indignation, aujourd’hui, est réservée aux passages racistes de la philosophie du XVIIIe siècle
En fait, bon nombre d’hypothèses théoriques soutenant les impulsions les plus admirables des woke proviennent du mouvement intellectuel qu’ils méprisent le plus. Les meilleurs principes des woke, comme l’insistance à considérer le monde sous plusieurs angles géographiques, viennent directement des Lumières. Les rejets contemporains de cette période vont généralement de pair avec sa faible connaissance.
Mais on ne peut espérer progresser en sciant la branche sur laquelle on ne sait pas qu’on est assis !