Quand le temps passe, il ne prévient pas. Il n’annonce pas ses départs. Il enlève, il déplace, il transforme, parfois sans bruit, parfois avec fracas. Et moi, dans ce fleuve qui emporte tout, je me surprends à n’avoir qu’un seul geste : te regarder. Pas pour retenir ce qui s’en va. Pas pour nier la loi des jours. Mais pour sauver, au cœur même du passage, ce qui mérite d’être sauvé.
Je te contemple. Et ce verbe n’est pas une élégance : c’est une nécessité. Il y a des êtres qu’on regarde comme on regarde une scène, une image, un instant. Et puis il y a toi : on ne te regarde pas, on revient à toi, comme on revient à une maison intérieure, à une voix qui nous a appris, un jour, que la vie pouvait être autre chose qu’une succession de fatigues. Te contempler, c’est refuser d’être un simple passant dans ma propre existence ; c’est décider que quelque chose, dans le monde, mérite plus que l’oubli.
Car je découvre, en te regardant à travers le temps qui s’écoule inexorablement, une vérité qui me serre la gorge : ce n’est pas le temps qui décide de tout. Il y a en toi quelque chose qui résiste. Non pas une résistance dure, orgueilleuse, crispée, mais une résistance douce, une fidélité de la lumière : une présence qui ne s’exhibe pas, et qui tient. Cette tenue me bouleverse, parce qu’elle me rappelle que l’existence n’est pas seulement un effritement : elle peut être une maturation, une épuration lente, une vérité qui se clarifie.
Tes traits… oui, tes traits. Je pourrais en parler longtemps, et ce serait encore trop peu. Ils continuent de dessiner les courbes et les déliés de ta grâce, mais ce qui m’émeut n’est pas une beauté de surface. C’est l’harmonie secrète qui se dégage de toi, comme si ton visage avait appris, avec les années, à dire moins et à signifier plus. Comme si la vie avait retiré le superflu pour laisser paraître l’essentiel. Et l’essentiel, chez toi, n’est pas une perfection : c’est une présence. Une façon d’habiter le monde sans bruit, qui rend le monde moins avide, moins vulgaire, moins pressé.
Je sais que notre époque adore l’instant. Elle aime ce qui brille, ce qui frappe, ce qui fait du bruit. Elle confond l’éclat avec la vérité, le vertige avec le sens. Mais toi, tu m’as enseigné une autre beauté : celle qui n’a pas besoin de convaincre. Celle qui ne se jette pas au regard, mais qui s’y dépose. Celle qui demande du temps, et qui ne se donne qu’à celui qui accepte de rester. Peut-être est-ce cela, aimer : apprendre à ne pas être pressé, à ne pas voler, à ne pas consommer. Apprendre à ne pas faire de l’autre une distraction, ni une preuve, ni un trophée.
J’ai connu, comme tout homme, l’amour de l’amour : cette passion qui aime l’état d’aimer plus encore que l’être aimé. Elle veut l’ivresse, le feu, l’accélération du sang, la promesse d’être enfin arraché à soi. Elle arrive comme une révélation, comme une fenêtre ouverte dans une maison trop longtemps fermée. Tout paraît soudain plus vrai : les gestes, les silences, la peau, la lumière sur une épaule, la phrase la plus simple qui devient oraculaire. On croit toucher une totalité. On croit que le monde, enfin, se rassemble. Mais cette totalité est fragile, parce qu’elle est faite d’attente. La passion veut l’infini dans un visage fini ; elle demande à une créature de porter le poids d’un absolu. Alors l’élan se mêle au tremblement : il faut des signes, encore des signes, des preuves qui rassurent, et la preuve de la preuve. L’amour, au lieu de respirer, se met à surveiller.
Le doute s’installe comme une brume. D’abord léger, presque tendre : « est-ce bien cela ? » Puis plus épais : « et si je me trompais ? » Puis terrible : « et si je n’étais pas aimé comme j’aime ? » Le doute mord, mais il éclaire. Il révèle une vérité dure : l’autre ne m’appartient pas. L’autre n’est ni la clé, ni la récompense, ni le remède. L’autre est une liberté, et toute liberté comporte une zone d’ombre où je n’entre pas. Et c’est là, paradoxalement, que commence l’amour véritable : quand je cesse de vouloir posséder ce que je prétends aimer. Quand je comprends qu’aimer n’est pas annexer, mais accueillir.
Aimer, vraiment, n’est pas seulement tomber : c’est tenir. Ce n’est pas seulement être pris : c’est apprendre à prendre soin. Il y a un amour qui arrive comme une saison violente, et il y a un amour qui se construit comme une œuvre lente. La passion est une naissance ; la durée est une création. La passion parle le langage du feu : elle illumine, elle consume. La construction parle le langage de la lampe : elle garde la flamme, elle la protège du vent, elle lui donne une forme pour traverser la nuit. Aimer, au fond, c’est garder le feu, mais le loger dans une lampe.
Et cette traversée n’épargne pas la douleur. La douleur vient de ce qu’on découvre, à mesure qu’on avance, que l’amour n’abolit rien d’essentiel : il n’abolit ni l’histoire, ni les blessures, ni les maladresses, ni cette solitude fondamentale que chacun porte comme une chambre secrète. Même enlacés, nous restons séparés. Même aimés, nous demeurons incomplets. L’amour ne supprime pas le manque : il le transforme. Il lui donne une direction. Il lui apprend la pudeur. Il l’arrache au caprice et le convertit en présence.
Alors, quand je dis « je t’aime », je sens que ce n’est pas une phrase qu’on prononce : c’est une façon de se tenir debout. Une manière de dire : je ne te réduirai pas. Je ne te ferai pas entrer dans mes besoins comme on enferme un oiseau. Je ne te demanderai pas d’être une réponse à mes manques. Je veux seulement être là — assez vrai, assez attentif, assez humble — pour que tu existes devant moi dans toute ta liberté. Là où la passion teste, l’amour mûr écoute. Là où la passion soupçonne, l’amour mûr apprend à demander. Là où la passion veut posséder, l’amour mûr choisit de laisser libre. Et c’est cette liberté, paradoxalement, qui rend la présence plus vraie.
Parce que le temps est cruel, oui : il sépare, il éloigne, il déforme parfois la mémoire. Mais l’amour, quand il est sincère, fait autre chose : il convertit la perte. Il transforme l’absence en appel, la distance en fidélité, l’inquiétude en prière muette. Il ne supprime pas la fragilité : il la rend sacrée. Il ne guérit pas tout : il fait que tout n’est pas vain.
Et puis il y a cette chose presque primitive qui me revient quand je pense à toi : un parfum. Pas un parfum de luxe, pas un effet : un parfum comme une signature du réel. Il suffit d’un couloir, d’un tissu, d’un air humide, d’une nuit, et tout revient d’un seul coup, sans logique, sans défense. Je comprends alors que la mémoire du corps est plus fidèle que celle des idées. L’odeur ne discute pas : elle affirme. Elle dit : tu as été aimée ici. Elle dit : tu as laissé une trace. Elle dit : ce lien n’a pas été un rêve.
Je sens monter cette peur calme que portent ceux qui aiment : la peur de ne pas être digne, la peur de laisser passer ce qui est rare, la peur de parler trop, de parler mal, de faire du bruit là où il faudrait simplement du respect. Car l’amour véritable n’est pas spectaculaire : il est une éthique. Une délicatesse en acte. Une vigilance. Une manière de protéger l’autre du monde — et parfois, de se protéger soi-même de ses propres impatiences.
Je n’essaie pas d’arrêter le temps. Je sais qu’on ne le peut pas. Mais je voudrais, au moins, que quelque chose demeure : qu’il y ait, dans le courant, une flamme. Pas une flamme qui brûle tout, mais une flamme qui habite, une flamme qui éclaire doucement. Et j’ose cette pensée : si le temps est un fleuve, l’amour n’est pas un pont, il est une orientation. Le temps emporte les formes, mais l’amour, lorsqu’il est juste, sauve une qualité de présence. Il ne conserve pas l’instant comme on conserve un objet : il l’élève, il l’inscrit, il lui donne une place en nous, là où le passage n’est plus seulement perte, mais accomplissement.
Demeure. Demeure quand les jours se dispersent. Demeure quand les mots manquent. Demeure quand le temps insiste. Non pas contre le temps, mais à travers lui. Demeure comme demeure une lumière quand on ferme les yeux : elle n’éclaire plus le monde, mais elle continue d’éclairer l’âme. Et si un jour tout devait s’éloigner, qu’il me reste au moins cela : la certitude d’avoir aimé sans trahir. D’avoir regardé sans posséder. D’avoir tenu, ne serait-ce qu’un peu, cette lumière fragile qu’on appelle amour.
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