On ne fonde pas la paix sur la coexistence avec l’appareil de terreur, mais sur son éradication. Par Rony Akrich

by Rony Akrich
On ne fonde pas la paix sur la coexistence avec l’appareil de terreur, mais sur son éradication. Par Rony Akrich

On parle de paix avec des gens qui ne connaissent même pas la paix entre eux. Dans les ruelles de Gaza, on ne débat pas, on ne conteste pas, on ne négocie pas une divergence d’opinions : on exécute. Les opposants sont abattus au coin d’une rue, exhibés comme des trophées devant une foule dressée à acclamer la mort. Pas de tribunal, pas de procès, pas même l’illusion d’une procédure: un tir dans la nuque, un corps laissé au sol comme un déchet, et l’on passe à la suite comme si cela faisait partie de l’ordre naturel des choses. C’est cela, le régime que l’on nous présente comme un futur partenaire. C’est cette culture de la terreur intérieure, où l’on purge ses propres frères au nom d’une pureté idéologique ensanglantée, que le monde civilisé ose encore qualifier de « résistance ».

On exige d’Israël qu’il tende la main à ceux qui ne tendent la main qu’à leur propre milice. On lui intime l’ordre moral de signer des traités avec des organisations qui règnent par la peur, qui gouvernent par l’exécution, qui érigent le meurtre en langage politique. Et pendant que les chancelleries occidentales s’indignent des ripostes israéliennes, aucune ne s’émeut des suppliciés de Gaza, de ces hommes torturés pour avoir douté, ou simplement pour avoir respiré hors de la ligne imposée. Leurs cadavres, eux, ne déclenchent ni hashtags ni larmes diplomatiques. Ils ne servent pas la narration victimaire, donc ils sont effacés.

On ne bâtit pas la paix avec une structure gangrenée par l’assassinat politique. Thomas Hobbes nous l’avait déjà enseigné: la paix ne résulte pas d’un accord sentimental, mais du moment où la peur change de camp. Là où la peur demeure du même côté, il n’y a ni contrat ni société, seulement la survie. La mort de l’autre n’est pas ici un accident: elle est devenue le système. Et l’on voudrait qu’Israël, seul État au monde constamment sommé de justifier son existence, s’entende avec ceux qui nient jusqu’à la valeur de la vie chez leur prochain.

« Ramenons les otages et ensuite nous en finirons avec le Hamas »: cette formule, répétée comme un apaisement, est un mensonge de lâches. Albert Camus écrivait que mal nommer les choses, c’est ajouter du malheur au monde ; or, nommer ce report stratégique « prudence », c’est travestir la peur en vertu. C’est la langue molle de ceux qui acceptent de transformer la libération des captifs en monnaie d’échange pour reporter à demain ce qu’il faudrait accomplir aujourd’hui. Affirmer « les otages d’abord, puis la conclusion » équivaut à repousser le courage à plus tard, à échanger ce qui est essentiel contre l’argumentation rhétorique. L’histoire, elle, ne pardonne pas cette temporisation : ceux qui refusent la décision se condamnent à la répétition.

Qui parle ainsi ? Ceux que Raymond Aron aurait appelés les comptables de la guerre : des esprits prudents au point de laisser la tragédie s’installer. Depuis 1948, ils n’ont jamais voulu regarder la réalité du monde arabe en face, non pour en tirer des lamentations, mais pour en déduire une politique. Ils ont toléré des compromis sans reddition, accepté des statu quo instables, offert à des forces mortifères le temps de se recomposer. Leur répit fut toujours celui du faible; et, comme l’a montré Carl Schmitt, celui qui refuse de trancher le conflit finit par en devenir la victime.

Oui, chaque captif doit revenir chez lui par tous les moyens légitimes. Mais que la libération des otages ne serve pas d’alibi à l’angélisme stratégique. Tolérer un appareil de mort au nom de la morale, c’est ce que Leo Strauss appelait déjà la corruption du politique par la compassion mal placée. On ne sacrifie pas l’avenir sur l’autel d’une patience perverse. Hamas a pris des otages et commis des crimes de guerre ; simultanément, il purge sa propre population par la terreur. Ces deux réalités commandent une réponse totale, simultanée et sans faiblesse. Rendre des vies sans détruire la capacité de nuisance de leurs ravisseurs, c’est soigner la blessure sans traiter la gangrène.

Les dirigeants qui promettent d’abord la récupération des captifs, puis l’élimination de l’adversaire inventent une chronologie commode pour masquer leur incapacité à exiger l’inconditionnel. Hanna Arendt l’avait compris après 1945 : on ne bâtit pas une cité sur un compromis avec le crime, mais sur sa disqualification absolue. L’exigence d’une reddition sans condition n’est pas une soif de vengeance; c’est la condition de la paix durable. Accepter la voie médiane, c’est laisser au monstre le temps de cicatriser et de renaître.

La réponse morale et politique doit donc être double et simultanée : ramener les otages et imposer la fin de l’appareil qui les a arrachés à leurs familles, désarmement, dissolution, jugement, démantèlement. Rendre des otages tout en laissant subsister leurs ravisseurs, c’est trahir ceux que l’on vient de sauver. Bernard Lewis l’a montré: dans la culture politique arabe, la concession n’est jamais reçue comme un signe de paix, mais comme un signe de faiblesse. Et la faiblesse, dans ces latitudes, ne suspend pas la guerre, elle l’invite.

Cette position n’est pas une logique de revanche, mais de dignité. Clausewitz le disait : la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais renoncer à la politique claire, c’est condamner la guerre à ne jamais finir. Ceux qui parlent en termes successifs, d’abord les otages, ensuite la victoire, confondent calendrier et morale; ils oublient que la paix n’est pas un délai, mais un ordre. C’est cette philosophie de l’échelonnement, cette peur de la décision, qui a coûté tant de vies depuis 1948.

Et puisqu’il faut évoquer la trahison, rappelons celle de l’histoire: on a découpé la Palestine en trois parts inégales, un tiers pour Israël, deux tiers pour la dynastie hachémite, et l’on a osé appeler cela une justice. Ce mensonge fondateur a empoisonné tout le reste; il a fait croire à un partage équitable là où il n’y eut qu’un effacement. Depuis, chaque compromis s’est voulu moral, mais n’a produit que l’instabilité. Ce découpage injuste, né d’un Occident qui se prétendait humaniste, a servi d’excuse éternelle à ceux qui refusent encore de reconnaître l’existence juive comme légitime.

Il faut donc cesser de maquiller la capitulation en miséricorde. Emannuel Levinas nous avertit: la responsabilité commence là où la vie de l’autre est menacée; mais protéger la vie exige parfois la fermeté du fer. Il faut exiger que le retour des captifs soit lié, sans détour ni calcul, au démantèlement total de la machine de mort. Pas de libération qui renforce le crime, pas de traités qui laissent debout la structure de la terreur. Isoler, désarmer, juger, démanteler, et en même temps, ramener nos fils, nos mères, nos épouses.

Rendre des vies n’est pas une fin si l’on ne transforme pas les conditions de leur captivité. La douleur doit redevenir la boussole de l’action, non son prétexte. Tant que l’on feindra la paix avec la barbarie, tant que l’on négociera la dignité au comptant, nous ne ferons que prêter du temps à la haine. Il est temps d’exiger la simultanéité nécessaire: la libération des captifs et l’éradication de ceux qui les ont pris, pour que les mots retrouvent leur poids, et que la paix redevienne un nom de la justice, non de la peur.

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